N° Covid-19 En ces temps incertains
Représenter les visages masqués. Une brève histoire visuelle du masque dans la Chine du XXe siècle
Sources
Ce texte est la version traduite d’un billet publié en anglais sur le blog Contemporary China Centre de l’Université de Westminster et intitulé « Picturing Covered Faces – A Brief Visual History of Face Masks in Modern China ».
DEPUIS LE DÉBUT DE L’ÉPIDÉMIE de Covid-19, le recours massif aux masques chez les populations d’Asie orientale, et de Chine en particulier, a engendré une croyance diffuse en une soi-disant « culture asiatique du masque », régulièrement opposée aux regards plus méfiants qui seraient portés sur cette pratique dans les pays occidentaux. Cette opposition néglige toutefois de prendre en compte les processus historiques ayant mené, en Chine, à l’usage aujourd’hui diffus du port du masque. En se basant sur des photos, dessins et caricatures dans lesquelles figurent des personnes masquées et datant du début du XXe siècle jusqu’à la fin de la période maoïste, ce texte offre un modeste aperçu des significations variables qui ont historiquement été attribuées aux masques et à leur représentation dans l’histoire chinoise récente.
L’apparition du masque en Chine est liée à la fois à l’histoire des pandémies et à l’histoire visuelle. L’épidémie de peste qui toucha la Mandchourie en 1910, tuant près de 60 000 personnes, est souvent prise comme point de départ. Wu Lien-Teh — un médecin malaisien d’origine chinoise, diplômé de l’Université de Cambridge et qui avait mené des recherches en bactériologie à Liverpool, Paris et Kuala Lumpur avant de devenir le vice-directeur de l’École impériale de Médecine à Tianjin — fut alors envoyé à Harbin par le Gouvernement impérial mandchou pour essayer d’endiguer l’épidémie.
Alors que la Mandchourie se trouvait prise au milieu de conflits impériaux impliquant la Chine, le Japon et la Russie, Wu se distingua grâce à sa théorie novatrice sur la transmission aérienne de la maladie, ainsi que par ses méthodes anti-épidémiques novatrices telles que la crémation des corps, la mise en quarantaine des contacts des malades, mais surtout l’usage de « masques anti-peste ». En effet, bien que Wu ait probablement été familiarisé avec les masques lors de ses séjours en Europe, ceux-ci étaient encore très peu usités, les médecins occidentaux n’ayant commencé à en recommander l’usage médical qu’à la toute fin du dix-neuvième siècle. En comparaison, les masques développés par Wu Lien-Teh étaient bien plus sophistiqués : composés de deux couches de gaze et de coton absorbant, et d’un mécanisme de maintien permettant de garder le masque en place lors d’opérations menées dans le froid de l’hiver mandchou, ils avaient également l’avantage de pouvoir être facilement fabriqués à partir de matériaux bon marché.
Comme le rappelle Christos Lynteris, les nombreux photographies de cette épidémie dont nous disposons aujourd’hui et qui incluent une part non négligeable de portraits de personnes masquées, se doivent d’être re-situées dans le contexte des enjeux géopolitiques qui entouraient alors le contrôle de la peste. Compilées dans un album qui fut présenté par Wu Lien-Teh à la Conférence internationale sur la peste de Mukden en 1911, ces photos avaient en réalité pour fonction implicite de témoigner de la souveraineté chinoise sur la Mandchourie. Selon Lynteris, le spectacle de cette armée impériale hygiénique et vétue de blanc contrastait avec les photos de « coolies » originaires du Shandong et que Wu considérait être les principaux responsables de la transmission de la peste. Ce contraste visuel fonctionnait ainsi comme démonstration des ambitions modernes et civilisatrices de l’Empire chinois, et déchargeait sa classe dirigeante de toute responsabilité dans la propagation de l’épidémie.
Si les masques de Wu Lien-Teh furent internationalement salués et utilisés dans différentes parties du monde lors de la pandémie grippale de 1918, il faut attendre l’épidémie de méningite cérébrospinale qui toucha Shanghaï en 1929 pour voir des masques réapparaître dans les publications chinoises. Les années 1920 et 1930 furent en effet marquées par une forte augmentation des épidémies en Chine, et la simple ville de Shanghaï dut faire face à non moins de douze vagues de choléra entre 1912 et 1948. Le Gouvernement Municipal Spécial de la ville de Shanghaï, établi par les Nationalistes en 1927, prit en conséquence des mesures de santé publique, encourageant notamment le port du masque chez la population en temps d’épidémie, mais aussi chez le personnel chargé de la prévention épidémique et au sein des services de santé portuaires. Un sous-texte moral sous-tendait alors également le port du masque, le Mouvement de la Vie Nouvelle lancé par les Nationalistes associant la restauration d’une moralité chinoise traditionnelle au respect de la propreté et à l’adoption de comportements hygiéniques modernes. À Shanghaï, Hankou et Canton, par exemple, les Comités de Promotion de la Vie Nouvelle et les bureaux de santé municipaux rendirent le port du masque obligatoire pour tous les coiffeurs et barbiers.
Au cours des années 1930 et 1940, on observe ainsi dans la presse chinoise une augmentation des représentations de personnes masquées pour des raisons d’hygiène. Huang Wei explique que les masques étaient alors principalement faits de tissus noirs (ressemblant à ce titre à ceux promus aujourd’hui par les pop-stars coréennes). De nombreuses personnes étaient toutefois réticentes à porter un masque, et ceux qui en portaient étaient parfois qualifiés de façon moqueuse de « chiens des concessions étrangères » — une référence aux muselières qui étaient alors imposées aux chiens domestiques pour prévenir de la rage. Journaux et revues se mirent alors à promouvoir les masques comme un objet de mode qui permettrait à ceux qui les portent de se distinguer socialement par leur sens de l’hygiène. Certaines revues expliquaient ainsi aux femmes comment tricoter des masques en laine pour affronter l’hiver, tandis que d’autres se mirent à imaginer des masques de mode faits de soie ou de cuir, de couleur blanche, crème ou rose, et même parfois avec un nez et une bouche dessinés dessus.
Au même moment, la Guerre civile puis la Guerre sino-japonaise participèrent à intensifier l’usage du masque à des fins de protections contre les armes chimiques — certains masques étant alors conçus à destination des soldats tandis que d’autres étaient développés pour les civils. En 1936, l’usine d’industrie chimique Ming Ying, à Shanghaï, employait ainsi plus de 200 travailleurs, et pouvait produire mensuellement jusqu’à 50 000 masques. De nombreux périodiques commencèrent alors à faire figurer dans leurs colonnes des tutoriels expliquant comment créer son propre masque à gaz, tandis qu’à Suzhou, les femmes qui faisaient partie de la Société du Front arrière se rassemblaient pour coudre des masques pour les troupes.
En 1937, le Ministère de la guerre du Gouvernement Nationaliste diffusa un document auprès de plusieurs provinces, lequel expliquait comment fabriquer de simples masques avec de la gaze et comment les tremper dans un mélange de carbonate de sodium, de méthénamine et d’eau pour se protéger contre les produits toxiques. Le Yunnan reçut près de 250 copies du document : le gouverneur les fit alors distribuer dans la province, menant 53 usines de guerre à s’engager dans la production de ces masques. Le service de fabrication de la province inventa même un masque spécifique pour les mules, ces animaux représentant au Yunnan une ressource centrale pour le transport des ressources en tant de guerre.
La guerre de Corée joua un rôle central dans la représentation des masques durant la première décennie de la période maoïste. Comme l’explique Yang Nianqun, en 1952, les accusations d’usage d’armes chimiques formulées par la Chine et la Corée du Nord contre les États-Unis « furent utilisées par les dirigeants du Parti Communiste Chinois comme catalyseur pour faire pression en faveur de réformes politiques en Chine, et plus particulièrement pour créer une “Campagne Patriotique pour la Santé” extrêmement politisée (…). Les accusations chinoises (…) impliquaient un double message, à savoir que l’existence de la Chine nouvelle était menacée par les agressions américaines mais aussi par les bactéries naturelles » (p.156). En conséquence, les masques figurant sur les posters de propagandes fonctionnaient comme objet métaphorique protégeant à la fois les corps individuels et le corps national.
La Campagne Patriotique pour la Santé ainsi que la Campagne des Quatre Nuisibles de 1958 participèrent également à l’émergence de posters où les masques apparaissaient dans des environnements plus quotidiens — portés par des médecins ou par des cuisiniers appliquant les nouvelles règles d’hygiènes en vigueur dans les restaurants, mais aussi comme simple protection contre la poussière ou les produits chimiques, sur les chantiers, lors de ménages de printemps ou d’épandage de pesticides.
Ces représentations semblent dès lors indiquer un usage plus diffus et plus diversifié des masques durant la période maoïste. Bien sûr, les épidémies continuèrent de jouer un rôle important, comme lors de l’épidémie de méningite cérébro-spinale de 1966-1967 qui se diffusa dans le pays lors du Mouvement de mise en contact des Gardes rouges, causant près de 160 000 morts. Les photos de Gardes rouges portant des masques de coton blanc en 1967, prises par Ian Brodie, illustrent dans une certaine mesure la banalisation du recours au masque durant cette épidémie. Toutefois, selon les commentaires de photos de Solange Brand en 1966 ou d’Agnès Varda à la fin des années 1950, les masques pouvaient aussi simplement être utilisés dans le nord-est pour se protéger des vents de sable et du froid hivernal. D’autres insistent également sur leur fonction d’anonymisation : ainsi, lorsque Liu Shaoqi visita le chantier de construction du Pont de Changjiang en 1953, il porta un masque durant toute sa visite afin de ne pas être reconnu. De même, on ne saura jamais si le masque porté par la jeune femme dansant dans les bras d’un homme à un bal de l’Université de Pékin, immortalisée par Marc Riboud en 1953, traduisait un désir de discrétion, une volonté de protéger son visage de la poussière, ou une manière de déguiser sa timidité. Si les interprétations demeurent ouvertes, une telle incertitude reflète toutefois une diversification des significations attribuées au masque durant cette période.
Le fait que la plupart des portraits de personnes portant des masques pendant la période maoïste aient été pris par des photographes occidentaux suggère peut-être également un autre récit implicite. Si les masques avaient en effet été ponctuellement utilisés dans les pays occidentaux lors des épidémies grippales de 1918 et 1968, ou lors du Grand Smog de Londres de 1952, il était encore rare d’en observer l’usage en dehors de ces moments particuliers. Des recherches ont même montré que les représentations de visage couverts ont longtemps caractérisé le regard colonial porté sur l’Orient, faisant du voile un masque, et de l’Oriental une énigme. Les visages couverts suggéraient dès lors implicitement une vérité déguisée. La résurgence récente de cette économie visuelle a été relevée par Maria Shun Ying Sin qui note que, dans la couverture de l’épidémie de SRAS de 2003 par la presse étrangère, le port du masque était « souvent implicitement — et parfois explicitement — opposé aux notions de transparence, de vérité, de sincérité et d’authenticité ». Les masques en sont ainsi venus à devenir « représentatifs d’une société de masse et sans visage », comme l’ont bien montré les « spectaculaires photos de foules masquées marchant dans les rues des villes asiatiques » qui envahirent alors la presse. Le nombre grandissant de portraits de personnes masquées pris par des photographes occidentaux en Chine durant la période maoïste auraient-ils initié une telle tendance ? On peut espérer que des recherches plus poussées pourront nous éclairer sur le sujet et nous aider à mieux saisir les enjeux entourant le port du masque et ses représentations dans l’histoire chinoise récente.
JUSTINE ROCHOT est l’autrice de l’essai Représenter les visages masqués. Une brève histoire visuelle du masque dans la Chine du XXe siècle. Première publication in Contemporary China Centre (22 mai 2020).