La crise En ces temps incertains
Les blattes
N° Covid-19
DE MÉMOIRE D’HOMME, Zhangji a toujours été notre terre natale. Comme ma mère m’a raconté l’histoire de mon père je ne sais combien de fois, j’ai l’impression de la connaitre encore mieux qu’elle. Elle a beau entretenir une sorte de fascination-répulsion à l’égard de la ville responsable de la mort de mon père, ça reste l’endroit où ils ont tous deux grandi et vécu leur vie. Elle m’a poussé à faire le voyage, persuadée qu’aujourd’hui les habitants sont prêts à accepter la méthode trouvée à l’époque par mon père pour les sauver de la calamité. Je n’ai pas eu le cœur de refuser, étant donné son grand âge.
Mais est-ce que les habitants ont conscience de vivre une catastrophe, j’ai posé la question avant de partir, à cause d’une drôle de prémonition. Faut quand-même pas oublier que je suis le fils de mon père. « Ne va pas t’imaginer que les habitants de Zhangji sont épouvantables », elle m’a répondu, « ils sont juste indécrottables. » Je l’avais stressée.
À l’époque de l’arrivée des blattes, Zhangji n’était qu’une banale bourgade, aride et reculée. Aucun rapport avec la fréquentation touristique qui l’anime aujourd’hui. C’était une époque où l’on vivait simplement et honnêtement, dans une certaine indolence, indifférent à la renommée et au gain.
Ça s’est passé une nuit à la fin de l’hiver. Au moment où il allait pénétrer ma mère, et au risque de la laisser sur sa faim avec des propos inappropriés, mon père dit qu’il flairait une odeur de blattes. Comme c’était une femme douce et de bonne composition, elle ne lui fit aucun reproche et se contenta de lui faire remarquer qu’il avait trop d’imagination. Mon père se retira, mais au lieu de s’abandonner au sommeil, il s’agita longtemps dans l’obscurité, puis finit par se rhabiller et sortir. Il ne revint que le lendemain tard dans la nuit, accablé de fatigue. Quand ma mère voulut lui réchauffer un plat et lui servir du vin, il se montra grossier. Il n’était pas à prendre avec des pincettes.
Je suis allé à la mairie, au bureau de la Santé et de Prévention des épidémies, au service de Presse et d’Informations, et je suis même allé trouver toutes les personnalités de Zhangji pour les prévenir que les blattes étaient sur le point d’envahir la ville. Je leur ai dit qu’il fallait agir et agir vite et nous organiser pour trouver le moyen de parer à cette attaque, mais personne ne m’a pris au sérieux.
Ne sachant quoi répondre, ma mère s’est contentée de le réconforter en silence, essayant de calmer son inquiétude. Elle m’a avoué par la suite qu’elle n’avait pas pris sa prédiction au sérieux non plus; ça lui paraissait une histoire à dormir debout. Cependant, quand elle se leva aux aurores pour préparer le petit-déjeuner, elle découvrit par terre dans une flaque d’eau une couche de blattes mortes. Elles avaient déjà noirci et leurs corps à la surface flottaient comme des jouets sur l’eau. Ecœurée, elle balaya les cadavres et se mit à inspecter la maison de fond en comble. Elle trouva d’autres blattes mortes et en eut la chair de poule. Elle repensa à la prédiction de mon père.
Après avoir ramassé toutes ces bêtes crevées à la pelle, elle traversa la cour et la rue, et alla les jeter dans la rivière Grand Noir qui passait au sud de la ville. Pour une raison inexpliquée, elle ne jugea pas utile d’en faire part à mon père à son réveil. Au cours de cette journée, Zhangji fut aussi sereine et calme que d’habitude.
L’éternelle tranquillité de Zhangji. J’irai même jusqu’à dire que durant mon séjour, j’ai trouvé une certaine grâce à cette ville. Le climat y est doux et tempéré en toute saison, sauf l’hiver où le ciel reste néanmoins d’un bleu profond. C’est en y séjournant que j’ai pu comprendre pourquoi les habitants étaient si attachés à leur pauvre ville ravagée par ce fléau. Pendant la haute saison, je suis sorti plusieurs nuits d’affilées avec d’autres touristes pour aller rendre visite à des familles locales dans le seul but d’admirer le spectacle d’exception de ces armées de blattes en représentation. Cent fois nous avons cherché à savoir si la fréquentation de ces insectes à temps plein ne leur était pas insupportable. Ce à quoi ils répondaient à l’unisson et sans se concerter que c’étaient les blattes qui occupaient leur territoire, qu’ils n’y pouvaient rien, que ce n’était pas de leur faute. Cela nous laissait sans voix. J’ose affirmer que le choix de mes parents de quitter Zhangji fait cas d’exception.
Comme ma mère ce jour-là, les habitants découvrirent des hordes de dépouilles de blattes, mais cela les laissa de marbre. Car Zhangji avait toujours été un endroit où se croisaient rats, moustiques, et mouches. Alors des blattes ? Pourquoi pas. Cette même journée, mon père était seul à la maison, loin de se douter que sa prédiction était en train de se réaliser. Il était cependant très agité. Il regarda la rivière Grand Noir par la fenêtre en répétant encore et encore « D’où viens-tu rivière et où vas-tu ? »… Et à la tombée de la nuit, quand ma mère eut fermé la porte à clé et fut sur le point d’éteindre, il détourna son regard de la pénombre et laissa échapper des cris désespérés. « Maintenant ils doivent les voir ! Ils les voient ! Ils les voient ! » se mit-il à rugir en boucle. Cette nuit-là, tous les habitants de Zhangji avaient, sans l’ombre d’un doute, assisté à la marée montante des armées de blattes qui grouillaient dans les maisons. C’était arrivé de manière si spontanée que personne n’avait de réponse adaptée. Peu importe que l’habitat soit ancien ou moderne, que ce soit une bicoque ou un immeuble, les blattes grimpaient partout et rongeaient tout sur leur passage dans un frrfrr incessant. Leur apparition soudaine jeta un gigantesque voile noir sur la ville qui assombrit et embruma durablement l’air ambiant.
En réalité, les blattes ne sont pas noires. C’est simplement leur grouillement indistinct qui par un effet d’optique les rend opaques. Leur carapace est brun foncé. En les observant, on s’aperçoit qu’à la lumière, la blatte est d’une magnifique couleur mordorée. Toutes de tailles identiques, elles font la moitié d’un doigt humain. L’abdomen est oblong, les pâtes en pointe, et elles sont pourvues de deux fines ailes transparentes qui dessinent un zigzag sur leur dos.
Prise de court, ma mère absolument pas préparée psychologiquement, poussa un cri aigu d’une force contre nature avant de bondir sur le lit. Elle se blottit étroitement dans les bras de mon père, recroquevillant son corps plantureux autant qu’elle le pouvait en ânonnant « C’est quoi ça ! C’est quoi ça !… » Dans ces conditions et même s’il avait anticipé la situation, mon père ne parvint pas à garder son sang-froid. Sous l’effet d’une impulsion, il devint ivre de colère, et le visage brûlant, ses yeux se firent verts de dégoût et de haine. Ne faisant pas cas de ma mère, il s’allongea à plat ventre sur le lit, saisit la godasse qui se trouvait à sa portée, et se mit à taper frénétiquement sur les blattes en circulation qui recouvraient le sol. Évidemment, sa résistance fut vaine et les envahisseurs pullulèrent et continuèrent d’avancer par vagues successives sans se préoccuper des coups de semelles. Rien ne pouvait leur faire peur. Il continua à frapper comme un fou jusqu’à épuisement – à ne plus pouvoir lever le bras. Au moment où il se mit à douter de l’efficacité de ses frappes aveugles, il vit sous ses yeux des cadavres agglomérés de blattes mortes dans le massacre. Un amas de petites créatures défoncées et pulvérisées, des extraits de viscères à la vision insoutenable écrasées par terre baignant dans une substance blanchâtre qui maintenait leurs corps collés les uns aux autres. Au silence qui succéda au déferlement de coups de mon père, ma mère ouvrit les paupières pour constater le résultat de ses propres yeux. Dès que son regard entra en contact avec la pire dégueulasserie qui lui ait été donné de voir, elle fut secouée d’une telle convulsion qu’elle ne put retenir la nourriture non encore digérée dans son système gastrique, et, dans un râle guttural, inonda les blattes mortes de son vomi.
De quoi se faire une idée de la situation. Par bonheur, les cancrelats ne s’en étaient pas pris à d’autres surfaces que le sol. Le lit, la table et les chaises, les murs, les placards n’étaient pas encore sous occupation.
Ce qui permit à mon père de retrouver peu à peu son calme. Après avoir convaincu ma mère de se coucher, il se mit à les observer silencieusement et sans précipitation. Il constata qu’elles n’avaient aucun sens de la disparition de leurs congénères et qu’elles enjambaient les corps des blattes mortes et le vomi de ma mère comme si de rien n’était. Elles ne semblaient pas avoir d’objectif fixe ni de destination particulière. Leur mission consistait simplement à mordiller et à se déplacer frénétiquement. Si elles se heurtaient à un mur ou rencontraient un obstacle, elles changeaient aussi facilement de direction et poursuivaient leur exploration. Par la suite, les observations de mon père s’avérèrent pertinentes. Aujourd’hui encore, sa compréhension de leur mode de vie s’applique aux blattes de Zhangji.
Quand ma mère se réveilla le lendemain, elle surprit mon père en train de fixer le sol. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. À peine remise de ses émotions, elle rassembla ses forces et son courage pour tourner son regard en direction du plancher. En dehors des épaves de blattes et de son vomi, le sol était constellé d’une épaisse couche de petites crottes d’un noir d’encre. Agréablement surprise, elle se mit à crier « Elles sont parties ! Elles sont parties ! » en serrant mon père dans ses bras. Mais ce dernier secoua la tête d’un air las et dit qu’elles reviendraient à la tombée de la nuit.
Le lendemain, une grande panique s’était emparée de Zhangji et on ne parlait plus que de l’invasion des blattes. Le service de santé et de prévention des épidémies distribua en urgence toutes sortes de médicaments à tous les foyers, et la radio diffusait des messages en boucle pour exhorter la population au calme. Mon père reçut également un avis municipal selon lequel, en tant que représentant spécial, il pourrait participer au premier « Symposium sur les blattes » auquel assistaient de nombreux scientifiques et chercheurs.
Pendant mon séjour, il m’est aussi arrivé de prendre part à un séminaire sur les blattes en tant que représentant spécial. À vrai dire le séminaire actuel et celui décrit par ma mère ont peu de choses à voir. Dans celui d’aujourd’hui, il est question de climat, de terrain, de reproduction asexuée, de mesures de dragage, de l’expansion de la zone touristique et de la transformation des déchets en trésor… De longs discours sur le désastre comme richesse, complètement déconnectés de la réalité ou détournés de leur sens initial pour être reconfigurés. Quelqu’un qui fait souvent du tourisme à Zhangji m’a dit que ce séminaire ne variait jamais de thème depuis des années. Lors d’un grand banquet au cours d’un congrès, je me suis retrouvé à côté d’un dirigeant de la ville. Histoire d’alimenter la conversation, je lui ai livré mes impressions en lui disant que les blattes semblaient bien enracinées à Zhangji. Le dirigeant à moitié ivre m’a tapé l’épaule d’une main lourde en me disant d’un air mystérieux « Ça fait un paquet d’années que les blattes se sont à moitié appropriées Zhangji. » J’étais scié. J’ai arrêté de mâcher et l’ai regardé. Il a repris conscience et a déclaré d’une voix tonitruante que les blattes étaient l’ennemi public numéro 1 à Zhangji et qu’il fallait déblattiser et exterminer jusqu’à la dernière.
Je connais ce slogan par cœur, c’est celui proposé lors du premier symposium sur les blattes. À l’époque, la position des habitants était extraordinairement claire : ils feraient tout pour expulser les blattes du territoire.
De nombreuses personnes faisant autorité ayant participé au premier congrès reconnurent que mon père avait été le lanceur d’alerte et présentèrent leurs plus plates excuses. Ils regrettèrent de ne pas avoir suivi ses conseils et pris plus tôt les mesures nécessaires. Ils espéraient que mon père puisse être leur délégué en charge. En vérité, leur avait-il répondu, moi aussi j’aurais aimé me tromper. Mais puisque nous en sommes là, laissons le passé au passé. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de faire face à la réalité et de réfléchir aux actions à mener.
Sans doute mon père pensait-il qu’il avait dit ce qu’il fallait parce qu’il avait parlé avec sincérité sans une once de mépris pour les autres et en se gardant de toute ironie. Cependant, les autorités étaient vexées, il avait blessé leur ego. Si elles pouvaient entendre ses accusations et sa plainte, elles ne pouvaient en aucun cas accepter sa générosité. Elles ne purent réprimer l’expression de cynisme affichée sur leur visage. À l’époque, il était exalté, il se prenait pour une sommité et se sentait intouchable. Il prit une part active aux débats acharnés entre les autorités et leur présenta une introduction détaillée des observations faites pendant la nuit. De retour chez lui, fier de son succès, il confia à ma mère que l’analyse scientifique des experts l’avait inspirée et qu’il allait s’atteler à la tâche. Cependant, le « séminaire sur les blattes » devint une sorte de salon mondain réunissant régulièrement ce que la ville comptait de notables, auquel il ne fut plus jamais convié. Sa recherche et ses observations ne reçurent aucune suite ni soutien, et sa contribution personnelle demeura une mission isolée.
Au départ, la priorité absolue de Zhangji avait été de chasser l’envahisseur. Quand, au lever du soleil, les armées de blattes disparaissaient en un clin d’œil, les hommes, les femmes et les enfants de la ville se rassemblaient dans la rue pour en débattre pratiquement chaque jour. Tout le monde exposait ses idées, ses solutions, partageait son expérience, chaque sujet soulevait des discussions sans fin, et bon nombre de méthodes se propageaient comme une trainée de poudre. Jusqu’alors, les habitants de Zhangji étaient habitués à jacasser sur tout et sur rien; à présent, ils nourrissaient leurs besoins psychologiques avec cette effroyable histoire de blattes. Mais à mesure que le temps passait et que la situation s’enlisait, la catastrophe avait fini par émousser leur confiance. Ils s’aperçurent que la solution n’était pas aussi simple qu’ils ne l’auraient cru. Tout d’abord, aucun médicament distribué par le département de la Santé et de la Prévention des épidémies ne faisait effet. Pendant la journée, ils épandaient des solutions sur le sol sous forme de poudres, de liquides ou de tablettes, mais le soir venu, cela n’entravait en rien la progression des troupes qui se pavanaient, enterrant de leurs crottes noires les inutiles empreintes blanches de l’épandage. De plus, le bureau de Presse faisait une propagande incroyable. Les mesures proposées par les journaux et la radio étaient ridicules avec des analyses grandioses mais inapplicables. Quant à ceux qui exhortaient les gens à persévérer et encourageaient la mobilisation, ils étaient encore plus absurdes. Peu à peu, les habitants devinrent indifférents au problème des blattes et adaptèrent leur vie quotidienne en adéquation avec leur mode de vie à elles. Tant que les citoyens se couchaient tôt, les regroupements de blattes à la tombée de la nuit ne constituaient pas une menace. Quoi qu’il en soit, Zhangji ne devait pas son existence à celle des blattes. Par conséquent, la vie retrouva progressivement son ronron habituel. La municipalité n’allait pas se priver de conférences, de banquets, de coups de ciseaux dans des rubans de soie et de visites officielles. Le bureau de la Santé et de la Prévention des épidémies n’allait pas réduire la prise en charge des cancers du poumon, de la syphilis, ni laisser tomber les patients souffrant d’hémorroïdes, de mycoses aux pieds ou de la rage. Et bien sûr, les informations ne pouvaient pas se permettre d’être insipides et fastidieuses, la radio devait diffuser de la pop et de l’easy listening, et les journaux publier des histoires drôles en feuilletons et croquer la vie quotidienne avec humour.
Seul mon père était en total décalage avec l’état d’esprit ambiant. Des mois durant, il resta confiné chez lui jour et nuit à combattre les blattes. Il chargea ma mère de lui apporter toutes sortes de substances afin qu’il puisse les expérimenter sur les blattes pendant la nuit.
Leur lit conjugal étant rempli de bouteilles et de flacons étiquetés, ma mère et moi étions obligés de dormir sur une malle. Mon père n’était pas équipé du tout pour de telles expériences, et aussi bien ses outils que ses méthodes étaient extrêmement obsolètes. Pour comprendre l’incroyable résistance des blattes aux poisons, il essaya même de les manger crues, à la vapeur, sautées au wok, bouillies, marinées, ou façon riz dans un grand bol. Et pour tester le risque que les blattes faisaient courir aux gens, il se mettait entièrement nu et se laissait mordiller, piétiner, griffer, sucer et pisser dessus toute la nuit. Ainsi, six mois plus tard, lorsqu’il remit un rapport manuscrit complet à ma mère sur l’élimination des cafards, il avait perdu son apparence humaine. À ce jour, nous étions la seule famille avoir éradiqué les blattes qui avaient cessé de nous envahir. La nuit, il n’y avait que la silhouette fuyante de mon père qui passait de pièce en pièce dans la maison fortement éclairée. À en croire ma mère, ses cheveux avaient tant poussé qu’ils se dressaient sur sa tête comme des antennes. Son crâne et sa bouche en pointe frémissaient sans arrêt sur son cou tout fin qui avait tendance à plonger en avant. Il avait pris goût à la posture à quatre pattes et exécutait une marche acrobatique aussi véloce que complexe. Grâce à flexibilité de ses membres, il lui suffisait de se mettre en mouvement pour donner l’illusion qu’il était articulé d’une quantité phénoménale de bras et de jambes. Il était maigre comme un clou et pourtant la peau qu’il avait sur les os n’était pas pâle mais parsemée d’écailles ocres brillantes sur toute la surface du corps. Quand il lui arrivait de sortir, il faisait sensation.
Si mon père réapparaissait aujourd’hui sous cette forme, je crains que plus personne ne s’en apercevrait car je me rends compte qu’à Zhangji tout le monde est comme ça maintenant. Les gens d’ici sont complètement paumés et abrutis. Quand ils agissent seuls, cela ne se remarque pas, mais dès qu’ils œuvrent collectivement, ils ne sont plus bons à rien. Cette fois, quand j’ai accepté leur invitation à participer au séminaire d’un niveau sans précédent et que je leur ai présenté le rapport manuscrit sur les blattes rédigé par mon père il y a trente ans, experts, universitaires, notables et personnalités de la ville, malgré leurs efforts pour avoir l’air convenables, ont révélé un comportement identique à celui des blattes. Leurs sourires pincés et leurs voix enrouées étaient pareils au grouillement confus des blattes déboussolées dans la nuit. Ils m’ont remercié curieusement et complimenté avec une indifférence qui sautait aux yeux. J’en fus vexé, avant de réaliser que je me fourvoyais complètement, et que ma mère aussi se trompait, car me revenait en mémoire le cataclysme provoqué il y a trente ans par les révélations de mon père sur ses tests expérimentaux.
Il y a trente ans, après que ma mère eut remis le rapport de mon père sur l’éradication des blattes aux services compétents, l’espoir d’en être débarrassés se ralluma chez les habitants désespérés de Zhangji. D’interminables articles de journaux et la radio encensaient mon père tous les jours, vantant son esprit intrépide et son dévouement à la science. Il était devenu une icône, les simples citoyens l’érigèrent en dieu. Quand j’y pense maintenant, c’est le contraste entre leur niveau d’attente élevé et la déception qui provoqua leur colère. Et puis son rapport fut dénoncé comme canular, et tout le monde s’en prit à lui, déversant une fureur sans retenue. Ma mère me répète souvent qu’elle — pas plus que mon père de son vivant — n’avait compris à l’époque pourquoi les autorités concernées, après des vérifications poussées, avaient catégoriquement affirmé que son rapport n’était rien d’autre qu’une malédiction faites de formules démoniaques. Sans oublier les médias qui avaient à leur tour laissé entendre que les citoyens seraient confrontés à un plus grand désastre si la ville déclarait la guerre aux blattes selon les méthodes de mon père, et que Zhangji subirait des pertes colossales. Et puisqu’il s’agissait des conclusions des autorités, comment mon père et ma mère auraient-ils pu se justifier et se défendre ?
Une fois le point de vue des autorités diffusé, le petit peuple candide perdit de nouveau tout espoir. Car en parallèle, la profusion d’informations leur évoquaient d’autres faits curieux et ils ne pouvaient pas s’empêcher de faire certaines associations. Ils savaient que mon père avait été le donneur d’alerte. La rumeur courait qu’au premier symposium, il s’était réjoui de l’émergence des blattes. En raison des caractéristiques que partageait mon père avec elles, ils conclurent qu’ils avaient peut-être des liens de sang. Le fait que nous soyons la seule famille de tout Zhangji à les avoir éradiquées chez nous leur fit croire qu’il les avait utilisées pour régner sur la ville en chef de réseau, et, en dernière analyse, que c’était lui qui les avait introduites dans la ville. Du jour au lendemain, sans qu’il fut besoin d’en appeler à la mobilisation, le peuple se mit à le considérer comme l’ennemi public numéro 1. Tous les jours à l’aube, ils fonçaient en masse chez nous pour déverser des bassines de blattes mortes et l’invectivaient des mots les plus vicieux. Il se fit rouer de coups de bâtons et lapider à plusieurs reprises en sortant de chez lui. Au bout du rouleau, il continuait de supplier ma mère pour qu’elle aille faire pression auprès des services compétents dans l’espoir que les autorités rouvrent son dossier et examinent sa méthode. Des expériences comme la mienne, disait-il à ma mère, jamais personne n’en fera, et pourtant, sans ça, impossible de trouver un remède contre les blattes. Alors tu dois absolument les convaincre de faire les tests. Et ma mère, toujours fidèle à son mari, traquait les instances municipales munies de copies du rapport, frappant aux portes des services de Santé et des bureaux de Presse. Chaque fois qu’elle revenait, elle ne faisait qu’exacerber l’accablement de mon père qui crevait à petit feu.
Un jour, ma mère alla rendre visite à une amie d’autrefois qui était une parente lointaine d’un dirigeant de la ville. Le dévouement et la ténacité de ma mère durent la toucher car elle lui fit cette confidence : mon père était considéré comme un individu dangereux pour la société, un élément perturbateur qui menaçait la paix à Zhangji. Même si elle savait que cette accusation n’avait aucun fondement, elle ne pouvait pas la prendre à la légère étant donné l’origine sensible de la source. Elle prit un ton exceptionnellement ferme pour contraindre mon père à cesser immédiatement sa chasse aux blattes. En réalité, il n’en avait déjà plus pour très longtemps. Il ne devait sa survie qu’à la course futile à laquelle ma mère se livrait chaque jour. Et maintenant qu’elle baissait les bras, il n’avait plus la force d’argumenter. Il se contenta de lui sourire en s’excusant puis alla se poster à la fenêtre devant la rivière Grand Noir.
Pendant mon séjour à Zhangji, j’ai fait un crochet par notre ancienne maison. J’ai traversé le lit de la rivière et suis entré dans la grande cour et les bâtiments de plain pied. La Grand Noir n’était plus telle que je l’imaginais, elle était remplie d’immondices d’une puanteur répugnante. J’avais envie de contourner les montagnes d’ordures composées principalement de blattes, mais je me suis aperçu que notre vieille maison était comme une île solitaire dans cette poubelle. Les propriétaires actuels étaient un couple âgé au visage pointu qui se déplaçait comme des blattes à m’en donner le tournis. Quand je leur ai demandé s’ils se souvenaient encore des anciens propriétaires, ils ont eu l’air terrifiés.
— Non, non, ont-ils fait en agitant leurs mains exagérément. Non, on s’en souvient plus.
Ils se lançaient des coups d’œil comme pour s’encourager.
— À l’époque, il y avait une famille qui a réussi à chasser les blattes. Vous la connaissez ?
— Non, les blattes n’ont jamais disparu d’aucune maison à Zhangji.
— Vous vous souvenez encore du premier symposium sur les blattes ?
Ils m’ont répondu en chœur que les blattes étaient l’ennemi public numéro 1 à Zhangji et qu’il fallait déblattiser et exterminer jusqu’à la dernière.
À cette réponse, je n’ai pas pu me retenir de ricaner. Ils se moquaient de moi. Nous étions juste à côté de la décharge dans la cour, leurs écailles brunes brillaient sous le soleil et me donnaient le vertige. Je n’avais rien à leur dire. J’ai fini par poser un moment les yeux sur la maison devenue tombeau de mon père avant de tourner les talons pour partir.
Cette fameuse nuit, dans cette maison, ma mère pensa que son attitude rigide rendrait mon père triste. Il fallait cependant qu’elle se contrôle pour ne pas lui révéler le secret que lui avait confié son amie lointaine parente de dirigeant. Elle s’endormit sur sa culpabilité. Mais quand en pleine nuit, elle fut réveillée par mon père qui faisait un cauchemar, quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’il avait l’air guéri, et que les stigmates de blattes s’étaient estompées. Il était toujours aussi maigre car ses écailles ocres s’étaient décollées, et il était d’une pâleur à faire peur. Assis sur le bord du lit droit comme un «i», malhabile et les membres rigides, il avait perdu sa souplesse et son agilité de cancrelat. Il regarda ma mère en souriant et elle se jeta à son cou. « Tu es guéri ! Tu es guéri ? Vraiment guéri ? » Elle riait et pleurait en martelant le poitrail osseux de son mari.
Mon père l’embrassa fougueusement et on ne l’entendit plus parler pendant longtemps… Jusqu’à ce que ma mère sorte de son délire et se soit calmée. Il lui annonça d’une voix grave la priant de ne pas être triste qu’il n’était pas en phase de guérison. « Je vais mourir, c’est mon ultime sursaut de vie… »
Ce fut leur dernière conversation. Dans le profond silence de la nuit qui s’achevait, mon père lui confia d’un air lugubre qu’il sentait encore l’odeur des blattes. Il partit avant l’aube. Au lever du soleil, ma mère rassembla toutes ses affaires pour fuir avec moi et le corps de mon père.
Pour quitter Zhangji, j’ai repris à mon tour le chemin que ma mère avait emprunté. C’était déjà la fin de la saison, les touristes avaient déserté et la ville m’a paru froide et abandonnée. Les blattes ressortiraient la nuit, mais les habitants en avaient déjà par-dessus la tête. Les étrangers devraient attendre la prochaine saison touristique. Je me suis retourné pour voir la ville disparaître dans la brume. En atteignant ses limites, je n’ai plus senti l’odeur des blattes, pas plus que mon défunt père ni ma mère en vie. J’ai sorti la pile de rapports manuscrits que ma mère m’avait confiés pour les déchirer en petits morceaux et les disperser dans l’air. Je me suis senti soulagé. Je me suis dit que si elle me posait des questions, je lui répondrais, comme si de rien n’était mais de façon équivoque, que Zhangji n’avait plus besoin de ça.
DIAO DOU est l’auteur de la nouvelle Les blattes, traduite du chinois (Chine) par CATHERINE CHARMANT et DENG XINNAN. Première publication in《实际上是呼救》(Culture and Art Publishing House, Pékin, 2006).