Numéro 8 Animal
Le chien de garde
Note de lecture
TAGBUMGYAL (སྟག་འབུམ་རྒྱལ།) est un auteur tibétain né en 1966 en Amdo (région nord-est du Tibet), dans l’actuelle province du Qinghai. Il a passé son enfance dans un environnement de pasteurs nomades. Sa scolarité, comme celle de tous les enfants de sa génération, a été bouleversée par la Révolution culturelle, qui a démarré l’année de sa naissance, mais il a appris à lire avec son frère et sa sœur plus âgés. À cette époque de destruction culturelle et de disette littéraire, le seul ouvrage répandu était le Petit livre rouge dans sa traduction tibétaine mais son père, vétérinaire, recevait le journal et le jeune Tagbumgyal en profitait pour y lire l’Épopée de Gésar, quand elle a été à nouveau autorisée, vers la fin de cette sombre période. À l’adolescence, il a intégré une école de formation des maîtres qui semble avoir été déterminante pour son orientation littéraire. En effet, sa classe avait été appelée « la classe des écrivains » du fait que nombreux ont été ses condisciples qui ont exercé par la suite un métier en lien avec la littérature (écrivain, rédacteur en chef de revue littéraire, etc.). Tagbumgyal témoigne de l’émulation entre étudiants et de l’effervescence intellectuelle qui existait à la fin des années 80 au Tibet. C’est aussi à cette époque que naissent de grandes revues littéraires de langue tibétaine qui existent encore aujourd’hui, dont la revue sbrang char, paraissant à Xining. Elles seront le véhicule de l’éclosion de cette nouvelle littérature. La première nouvelle de Tagbumgyal paraît en 1987 et il n’a plus cessé d’écrire depuis trente ans. Il est l’auteur de deux romans et de plus de 70 nouvelles dont la plupart ont été publiées dans des revues littéraires tibétaines de renom puis rééditées sous forme de recueils. Le livre, et l’écrit en général, a une place considérable dans le monde tibétain et pourtant une telle longévité dans la « carrière d’écrivain » n’est pas fréquente aujourd’hui, les réalités économiques et la censure contraignant souvent les intellectuels à rechercher des postes moins exposés et plus rémunérateurs.
Tagbumgyal est considéré, tant par les critiques littéraires et les auteurs tibétains que par les chercheurs en littérature tibétaine, comme un acteur majeur de la scène littéraire tibétaine. Il a été l’objet de colloques, d’anthologies de ses nouvelles, de nombreux articles de critique littéraire et récemment de travaux de master à l’Université des nationalités de Pékin. Il a été traduit principalement en chinois et en japonais. Il est aussi traduit en allemand, en anglais et en français mais ce petit nombre de traductions dans des langues occidentales est très récent.
La nouvelle « Le chien de garde » a été écrite en 1990 – il s’agit donc d’un écrit de jeunesse – et republiée dans une des anthologies des nouvelles de Tagbumgyal, appartenant à la Collection des Écrivains du Tibet du XXIe siècle (Maison d’édition des nationalités du Qinghai, 2009). Elle a été traduite en japonais par Izumi Hoshi, de l’Université de Tokyo. Cette nouvelle a été reprise et légèrement remaniée par l’auteur en 2017 pour la publication dans un nouveau recueil de neuf nouvelles dont les chiens sont des personnages à part entière et c’est cette dernière version qui est traduite ici. Ce texte, quoique très court par rapport à la plupart des autres nouvelles de cet auteur, est représentatif de l’écriture de Tagbumgyal, tant par son thème que par la façon distanciée, indulgente ou mordante, de traiter des relations interhumaines. Le thème du chien, en effet, parcourt les nouvelles de Tagbumgyal. Interrogé à ce sujet, il a donné un début d’explication : « Dans la vie [de pasteur nomade], les chiens sont des amis fiables des hommes. Ils sont les animaux les plus proches des humains et peuvent comprendre leurs sentiments, […]. Dans nos romans, nous utilisons l’affection des gens pour leurs chiens ainsi que le caractère des chiens pour analyser et comprendre les hommes »1.
Mais cet auteur, imprégné d’images du pastoralisme nomade, vit et exerce son second métier de professeur en ville ; il est donc un excellent observateur aussi bien du monde rural tibétain et de ses changements que d’une société urbaine et bureaucratique. Ses quelques fictions qui ont pour cadre les petites villes et les « bureaux », c’est-à-dire la très lourde et pléthorique administration mise en place par le Parti communiste chinois depuis son arrivée au pouvoir en Chine en 1949, et sa mainmise sur le Tibet depuis les années 1950,se distinguent par un ton plus âpre et une moindre indulgence à l’égard des personnages.
On remarquera dans cette nouvelle le regard du chien-narrateur : il ne comprend pas les paroles des humains mais il observe les expressions des visages, les relations de pouvoir, les incohérences entre ce qu’on attend de lui en théorie et ce que les hiérarchies sociales imposent. Apparaissent aussi des personnes récurrents de l’univers de Tagbumgyal tels que le chef avide et colérique, vraisemblablement corrompu, et le rinpoché (littéralement « grand précieux », terme d’adresse déférent envers les lamas au Tibet) qui semble fort peu respecter ses vœux monastiques. Il convient de noter l’utilisation par l’auteur, à propos de ce rinpoché, de ce qui pourrait être un détail inutile, « il avait fait un nœud à la queue de son cheval alezan », mais qui semble tout au contraire un indice de sa suffisance lorsqu’on sait que nouer la queue de son cheval, pour les jeunes gens, est une façon de fanfaronner. Si on associe ce détail à l’image comique du religieux que le chien-narrateur s’ingénie à faire tomber « dans un flamboiement de rouge », on comprend l’art de Tagbumgyal de montrer sans longue description, de se moquer sans insistance, de raconter l’inacceptable sans avoir l’air d’y toucher.
TAGBUMGYAL est l’auteur de Le chien de garde, une nouvelle traduite du tibétain par VÉRONIQUE GOSSOT et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 8 de Jentayu.
1. Interview de Tagbumgyal par Choskyong (1er novembre 2010).
Illustration : © Sharon Chin.