Au front En ces temps incertains
Le médecin
N° Covid-19
1.
IL FAIT JOUR. Le fleuve s’écoule dans son lit. Quelques feuilles ont poussé sur l’arbrisseau récemment planté en bord de rive. C’est le printemps, l’air est encore frisquet et un vent tour à tour chaud et froid souffle sans répit.
Le soleil s’est lentement levé à l’est. Homme 1 et Femme 1 s’assoient près de l’arbrisseau et fixent les feuilles qui pointent sur les troncs.
Homme 1 déclare, sans ciller :
« Voilà quelques jours seulement que cet arbre a été planté, mais des feuilles poussent déjà. Que la force de la vie est grande ! »
Femme 1, sans cligner des yeux, déclare : « La vie doit passer par la naissance, la vieillesse et la mort, comme cet arbrisseau. Vue comme ça, la vie humaine est bien absurde ! »
Homme 1 pousse un lourd et long soupir et dit :
« L’être humain est vraiment pareil à un arbre. Quand on y réfléchit, c’est vraiment absurde. »
Femme 1 pousse un lourd et long soupir : « Le monde et le samsara1 sont vraiment absurdes. »
Homme 1 déclare, son visa empreint de sagesse :
« Mais la différence entre les deux est que l’être humain a la foi et que l’arbre ne l’a pas. »
Femme 1 déclare en hochant la tête :
« En effet. Quand on a la foi en les Trois Joyaux2, l’impermanence de la vie finit par retrouver du sens. »
Homme 1 et Femme 1, joignant les paumes, prient : « Je prends refuge dans les Trois Joyaux. »
Homme 1 et Femme 1 se lèvent et regardent la rive opposée du fleuve. Le batelier s’y trouve et les regarde.
Homme 1 regarde le batelier et lui crie :
« Hé ! Qu’as-tu vu ? »
Le batelier répond, d’une voix forte :
« Rien, je n’ai rien vu. »
Femme A lui crie à son tour :
« Regarde attentivement ! C’est l’heure où le médecin devrait arriver. »
Le batelier se retourne et jette un œil, puis leur fait face à nouveau et leur crie :
« Non, je ne vois rien. »
Homme 1 et Femme 1 se rassoient près de l’arbrisseau.
Homme 1 pousse un lourd soupir et déclare :
« Si le médecin ne vient pas à temps, il va se passer des choses dramatiques. »
« Son arrivée est imminente. Voilà plus d’un mois qu’on lui a envoyé une invitation. »
Femme 1 pousse un lourd soupir.
Homme 1 déclare, sans cesser de soupirer lourdement : « Le quart de notre communauté de la Terre a été frappé du mal de mnémokleptie, et le mal se propage encore. C’est terrifiant. »
Femme 1 cesse ses lourds soupirs et déclare : « Que les Trois Joyaux soient témoins ! Le médecin saura-t-il mettre fin à cette mnémokleptie ? »
Homme 1, arborant soudain un air confiant, déclare :
« Il paraît que cela fait deux millénaires qu’il y a des médecins en ce monde. On raconte aussi que la mnémokleptie ne manque pas de frapper les hommes une fois par siècle. Les médecins ont acquis une expérience de premier ordre pour traiter ce type de maladie, nous pouvons donc leur faire une confiance absolue. »
Après avoir déclaré cela, Homme 1 regarde la rive opposée du fleuve, l’air toujours confiant.
Femme 1 s’étire et reprend la parole :
« Je prie pour que le médecin arrive à temps. »
Un grondement se fait entendre au loin. Homme 1 et Femme 1 se retournent et regardent dans la direction du bruit.
Un véhicule déboule et s’arrête tout près d’eux.
Il est enveloppé de la poussière qu’il soulève.
Quand elle retombe, plusieurs personnes en sortent et chuchotent entre elles.
C’est alors que l’un des hommes s’approche et s’adresse à Homme 1 et à Femme 1 :
« Nous sommes de la communauté du Soleil. Moi, je suis son chef. Nous fuyons vers l’exil car notre communauté redoute d’être contaminée par votre mnémokleptie, vous la communauté de la Terre. »
Homme 1, très surpris, demande :
« Quoi ? Vous êtes de la communauté du Soleil ? Pourquoi n’en ai-je jamais entendu parler ? »
L’homme répond négligemment :
« C’est parce que tu n’as pas vu grand-chose dans ta vie. Parle franchement : comment pouvons-nous traverser le fleuve ? Si tu nous viens en aide, on te laisse notre véhicule. »
Femme 1, nerveuse, demande :
« Vous le pensez vraiment ? Si vous parlez sérieusement, on peut vous venir en aide. »
Les hommes rétorquent en hochant la tête :
« Oui, c’est vrai, on n’en veut plus, de ce tas de ferraille. »
Homme 1 et Femme 1 agitent les bras pour appeler le batelier qui se trouve sur la rive opposée.
Le batelier s’approche lentement à la rame.
Les hommes, une fois montés à bord, lui ordonnent : « Vite, partons ! »
Le batelier lance un coup d’œil à Homme 1 et à Femme 1 puis affirme, d’un air anxieux :
« Tant de personnes à bord d’un même bateau, c’est très dangereux. »
Mais les hommes, sans l’ombre d’une hésitation, répliquent :
« Il est encore plus dangereux de rester ici. Pressons. »
Le batelier récite la prière de refuge « Que les Trois Joyaux soient témoins » puis se met à ramer vers la rive opposée. Alors qu’ils sont sur le point de l’atteindre, un homme tombe à l’eau, mais les autres s’en désintéressent, se contentant de contempler, les yeux écarquillés, le corps emporté par le courant.
Quand ils ont atteint la rive opposée, les hommes déclarent :
« On peut bien sacrifier une vie ou deux pour le bien du groupe. »
Entendant cela, le batelier reste bouche bée, yeux grand ouverts.
2.
La chaleur au cœur de l’été est très forte. Le tronc et les branches de l’arbre ont bien poussé et ses feuilles vont bientôt griller sous la chaleur de midi. Le fleuve est à sec et les pierres de son lit reluisent.
Homme 1 et Femme 1 montrent des visages émaciés et crevassés. On dirait qu’ils ont un peu vieilli.
Homme 1 essuie d’un geste la sueur sur son visage et dit :
« Quelle chaleur ! Je n’ai pas envie de subir une telle souffrance. Plutôt mourir que vivre ainsi. »
Femme 1 essuie aussi d’un geste la sueur sur son visage et dit :
« “Le bonheur n’existe nulle part dans le samsara, qui est comme la pointe d’une aiguille”, tu n’as donc jamais entendu cet adage ? Chaque individu fait inéluctablement l’expérience de la souffrance dans le monde et le samsara. Sans cette expérience, l’être humain ne peut connaître le souhait de progresser. »
Homme 1 semble ne pas avoir entendu ces paroles et dit, tout en agitant les bras :
« Que les Trois Joyaux soient témoins ! Que les Trois Joyaux soient témoins ! Je n’en peux vraiment plus. Je préfèrerais mourir très vite plutôt que de subir une telle souffrance ! »
Femme 1 a un petit rire et rétorque :
« En disant cela, est-ce que tu n’es pas en train d’orienter les Trois Joyaux vers le mal ? Tu vis, tu respires : comment pourraient-ils te faire mourir, eux qui cultivent l’amour bienveillant et la compassion ? »
C’est alors qu’Homme 2, de la communauté de la Terre, accourt vers eux, à bout de souffle, et leur annonce :
« Rien ne va plus, rien ne va plus. La mnémokleptie a touché la moitié de notre communauté. Il va se passer des choses dramatiques. »
Homme 1 demande nerveusement :
« Hélas ! Que faire ? Pourquoi le médecin n’arrive-t-il toujours pas ? »
Femme 1 dit, avec inquiétude :
« Du moment que le médecin arrive pour de bon, ce n’est pas si grave. Nous avons passé tout le printemps à l’attendre ici. Mais ce qui me tracasse, c’est qu’il me reste quelques menues tâches ménagères à finir. »
Homme 1 joint les paumes des mains et dit : « Que les Trois Joyaux soient témoins ! Que les Trois Joyaux soient témoins ! Puisse le médecin arriver vite ! »
Un tracteur bruyant s’approche de l’arbre.
Homme 1 demande au conducteur :
« D’où venez-vous ? Où allez-vous ? »
Le conducteur répond avec réticence :
« Nous sommes de la communauté de la Lune. Nous fuyons vers l’exil car nous redoutons d’être contaminés par la mnémokleptie qui frappe votre Terre. »
Le conducteur enfonce la pédale d’embrayage et file tout droit depuis le lit du fleuve. Une fumée bleue s’élève derrière le véhicule.
On entend alors Femme 1 :
« Ces gens sont incroyables. Est-ce qu’ils ignorent donc que le médecin va venir ? La fuite en exil, est-ce une échappatoire ? »
3.
Le vent d’automne se lève avec force. Les feuilles qui poussent sur la ramure fournie de l’arbre tombent, jaunies. Le front d’Homme 1, celui d’Homme 2 et celui de Femme 1 sont labourés de rides. Leur mine est lasse. Le soleil de l’après-midi darde ses rayons à l’horizontale sur leur visage.
Tout à coup, des nuages sombres s’amoncellent et des trombes de pluie se mettent à tomber. Homme 1, Homme 2 et Femme 1 s’abritent sous l’arbre.
La pluie torrentielle continue de tomber. Femme 2 accourt vers l’arbre. Ses vêtements sont détrempés par la pluie, elle grelotte de tout son corps.
Le visage agité de tremblements, elle dit :
« Rien ne va plus, rien ne va plus. Les trois quarts de notre communauté sont atteints de mnémokleptie. Et ça continue d’augmenter. »
Femme 1 prend Femme 2 par la main et lui dit :
« Que les Trois Joyaux soient témoins ! Mes parents, mes frères et sœurs, mon mari et mes enfants se trouvent encore là-bas. Que les Trois Joyaux les protègent ! »
Femme 2 poursuit, le visage toujours agité de tremblements :
« On a noté des cas d’inceste entre parents et enfants, entre frères et sœurs dans la communauté. On a beau essayer de les en empêcher, rien n’y fait. C’est vraiment abominable. »
Homme 1 dit avec inquiétude :
« Nous n’avons pas d’autre solution que d’attendre le médecin en restant bien concentrés. Nous n’avons pas le choix. »
Homme 2 pousse un lourd soupir et déclare :
« Mais enfin, est-ce qu’il existe vraiment, cet homme appelé “médecin” ? Nous l’avons attendu pendant deux saisons sans apercevoir ne serait-ce que son ombre. Par moments, je n’y crois plus. »
« On n’a pas d’autre choix que d’espérer que le médecin arrive. Le médecin, lui au moins, peut guérir ce mal. Nous, nous n’avons aucune solution. »
Ils sortent de sous la frondaison de l’arbre et appellent par son nom le batelier, qui est sur la rive opposée. Le batelier n’entend rien car une pluie violente tombe toujours. Il scrute le lointain, totalement immobile.
Un motoculteur surgit à leurs côtés, comme venu de nulle part. Quelques hommes en descendent, ils pestent à haute voix tout en donnant des coups de pied au véhicule.
« Ce tas de ferraille ne vaut pas un homme quand il s’agit de rouler dans la boue. Il est hors de question que je le conduise, c’est fini. »
Homme 1 les interroge :
« De quelle communauté êtes-vous ? J’ai l’impression de ne vous avoir jamais vus. »
Ils répondent : « Nous sommes de la communauté des Étoiles. Nous fuyons en exil car nous redoutons d’être contaminés par la “mnémokleptie” qui frappe votre communauté. En temps de crise, ce tas de ferraille est encore plus nul qu’un humain. »
Voyant qu’ils s’apprêtent à repartir, Femme 2 leur demande :
« Si vous fuyez vers l’exil, vous pourriez bien nous donner votre motoculteur ? À nous, il nous sera très utile. »
« Emportez-le, emportez-le ! On ne savait justement pas où nous débarrasser de ce tas de ferraille. »
Ils s’apprêtent à filer droit en direction de la rive.
Homme 1 se met en travers de leur chemin et les avertit :
« Le fleuve est puissant maintenant. Si vous vous y aventurez, vous risquez sérieusement d’être emportés. »
« Que le fleuve nous emporte ! Nous n’avons nulle intention de rester ici. »
Ne faisant aucun cas des propos d’Homme 1, ils poursuivent leur avancée.
À peine sont-ils arrivés au milieu du lit du fleuve que l’eau les emporte : il ne reste plus aucune trace d’eux.
À ce spectacle, Homme 1, Homme 2, Femme 1 et Femme 2, bouche bée, yeux grand ouverts, disent : « C’est vraiment abominable. »
4.
L’hiver est glacial. Les branches de l’arbre ont poussé en tous sens, il fait pitié à voir. Quand le soleil est sur le point de se coucher derrière les montagnes à l’ouest, ses rayons dardent les visages labourés de rides d’Homme 1, d’Homme 2, de Femme 1 et de Femme 2. Le lit du fleuve s’est figé en un épais bloc de glace. Ils tendent le cou et regardent sur la rive opposée.
Au bout d’un long moment, ils font le tour du vieil arbre et discutent à bâtons rompus.
« Nous voilà vieux, comme ce vieil arbre. Notre corps va avoir du mal à supporter un froid si glacial. »
« Que les Trois Joyaux soient témoins ! Nous n’avons nulle autre solution de misère que d’attendre quelque chose en ce bas monde. Je pourrais tout aussi bien mourir maintenant. Je n’ai plus aucune envie d’attendre ce médecin qui ne vient pas. »
Homme 2 demande en poussant un lourd soupir :
« Les hommes ne passent-ils pas leur vie à attendre et espérer quelque chose ? Mais on ne sait pas ce qu’on attend soi-même. Nous, ce qu’on appelle “médecin”, on n’en a encore jamais vu, alors comment saurait-on ce qu’on est là à attendre ? »
Femme 2, contrairement aux trois autres, ne pousse pas de lourd soupir, elle ne se lamente pas. Elle dit :
« Si tu ne sais pas ce que tu es là à attendre, à quoi bon attendre ? »
Comme toujours, le batelier scrute le lointain.
Homme 1 voit son épouse accourir vers lui et court au-devant d’elle.
L’épouse d’Homme 1 le dévisage comme si elle avait égaré quelque chose. Elle lui demande :
« Qui es-tu ? »
Le regard d’Homme 1 à son tour se trouble, comme s’il avait lui aussi égaré quelque chose. Il s’avance et demande à Femme 1 :
« Qui es-tu ? »
Le regard de Femme 1 se trouble à son tour. Elle s’avance et demande à Homme 2 :
« Qui es-tu ? »
Le regard d’Homme 2 se trouble à son tour. Il s’avance et demande à Femme 2 :
« Qui es-tu ? »
C’est alors que le batelier les appelle :
« Le médecin est arrivé ! Le médecin est arrivé ! »
Le médecin, suivi du batelier, accourent en marchant sur le bloc de glace.
Le regard de Femme 2 est trouble quand elle demande au batelier, en le regardant :
« Qui es-tu ? »
Le regard du batelier se trouble. Il se retourne, jette un œil au médecin et lui demande :
« Qui es-tu ? »
Le regard du médecin se trouble à son tour, comme s’il avait égaré quelque chose. Il réfléchit un instant, s’examine attentivement et se demande :
« Qui suis-je ? »
PEMA TSEDEN est l’auteur de la nouvelle Le médecin, traduite du tibétain par FRANÇOISE ROBIN. Première publication en 2004. Traduction anglaise de Françoise Robin parue dans Himalaya n°33 (2014) et republiée dans Enticement (SUNY Press, 2018).
Photographie © Françoise Robin.