Numéro 2 Villes et Violence
Mots pour une épiphanie
Note de lecture
LES TROIS POÈTES malaisiens contemporains présentés dans ce numéro 2 de Jentayu sont des poètes anglophones de trois générations différentes. La première génération – celle de la période post-1957, date de l’indépendance de la Malaisie – est représentée par Wong Phui Nam, auteur d’origine chinoise ayant très tôt choisi l’anglais comme langue de prédilection au détriment de son dialecte cantonais natal et du malais, langue officielle de la jeune Fédération de Malaisie d’alors. La deuxième génération, entrée en littérature dans les années 1990-2000, est représentée par Bernice Chauly, écrivain de double culture chinoise et pendjabi, qui a activement contribué au renouveau de la scène littéraire anglophone en Malaisie au tournant du XXIe siècle. La troisième génération, de la fin des années 2000 à nos jours, est représentée par Sheena Baharudin, jeune auteur d’origine indo-malaise particulièrement habile dans la forme dite du spoken word. À eux trois, ils symbolisent la Malaisie multiculturelle et polyglotte de l’après-indépendance et la trajectoire loin d’être linéaire suivie ces cinquante dernières années par la poésie anglophone de Malaisie.
Le choix du silence
Wong Phui Nam, né en 1935 à Kuala Lumpur, Malaisien de la quatrième génération aux ancêtres originaires du Guangdong, est le poète du silence. Enfant de la deuxième guerre mondiale, il n’a appris l’anglais que sur le tard, après ses 10 ans, mais s’est très vite passionné pour la langue de Shakespeare. Étudiant à la Universiti Malaya de Singapour dans les années 1950-60, il a contribué au premier magazine littéraire étudiant de la jeune Malaisie indépendante, The New Cauldron, et publié son premier recueil de poèmes en 1968 (How the hills are distant, dont est issu le texte « Mots pour une épiphanie »). S’en est suivie une longue période d’incertitude et de tâtonnements : le National Language Act de 1967, imposant le malais comme seule langue officielle de la Malaisie et recalant toute littérature non-malaise au rang de simple littérature régionale, a été très mal reçu par les auteurs anglophones.
Certains, comme la poète Shirley Lim Geok-lin, préféreront l’exil au mépris. D’autres, comme Lloyd Fernando, continueront d’écrire sans jamais vraiment susciter d’intérêt. D’autres encore, comme Wong Phui Nam, choisiront le silence. La littérature anglophone de Malaisie venait d’être tuée dans l’œuf. Le deuxième recueil de Wong Phui Nam, Remembering Grandma and Other Poems, ne sera publié que 21 ans plus tard, en 1989. Considéré par certains critiques comme le Rimbaud malaisien, grand admirateur de Du Fu et de Li Bai, il se plaît à revisiter les thèmes de la poésie chinoise classique sans pour autant revendiquer d’attachement à la Chine de ses ancêtres. Poète d’une nation en devenir, ses textes ne sont ni empreints de nationalisme, ni assujettis aux canons littéraires de l’ex-colon britannique. Pleinement ancré dans son expérience malaisienne tout en restant un puriste de l’anglais, Wong Phui Nam est un auteur malaisien à part entière.
Le réveil de la parole
Bernice Chauly, née en 1968 à George Town sur l’île de Penang d’un père pendjabi et d’une mère cantonaise, est la poète du réveil de la parole. Les années 1970-80 auront marqué une longue traversée du désert pour la littérature anglophone de Malaisie. À la fin des années 1990, avec l’essor d’Internet et l’apparition d’une génération de plus en plus critique du modèle social malaisien, quelques voix s’élèvent pour exprimer de nouvelles aspirations. Fille d’enseignants et travaillant elle-même dans le monde de l’éducation, Bernice Chauly s’implique dans l’organisation d’événements littéraires dès 1998, donnant la parole à des écrivains jusque-là inaudibles. En 2005, elle lance Readings, une plate-forme de lecture publique pour les auteurs basés en Malaisie, une institution qui perdure encore aujourd’hui. De 2011 à 2013, elle assure l’organisation du Festival Littéraire de George Town, le seul festival d’envergure internationale en Malaisie.
Dans ses propres écrits, et notamment depuis son premier recueil de poèmes en 1997 (Going there and coming back, Rhino Press, KL), Bernice Chauly n’a eu de cesse d’explorer ses racines et de mettre des mots sur ce qui, pour beaucoup de Malaisiens de la période Mahathir (Premier ministre de 1981 à 2003), était presque devenu un tabou : la diversité et le mélange des origines, pourtant au fondement même de l’histoire locale. Fière de son passé, qu’elle retrace avec minutie dans son mémoire Growing up with ghosts (Matahari Books, KL, 2011), Bernice Chauly continue aujourd’hui d’éclairer les zones d’ombre et les complexités de la vie malaisienne – notamment dans son recueil de poèmes Onkalo (Math Paper Press, Singapour, 2013) dont est tiré le texte « Sans Titre 2 » – et d’encourager ses concitoyens à prendre la plume, notamment au travers d’ateliers d’écriture, pour que la nouvelle vague d’auteurs anglophones s’émancipent et ne subissent pas le sort de ses prédécesseurs.
L’engagement par les mots
Sheena Baharudin, née en 1982, est une poète de l’engagement par les mots. Dans la droite ligne de Bernice Chauly, elle aussi enseigne l’anglais et l’écriture et participe à l’organisation de nombreux événements littéraires. Engagement contre les discriminations raciales, pour la cause féminine, mais aussi en faveur des LGBT : le chemin suivi par cette jeune Malaise musulmane est parsemé d’embûches dans la Malaisie conservatrice d’aujourd’hui. Néanmoins, elle n’hésite pas à monter sur scène lors de sessions survoltées de spoken word, une scène dont elle est aujourd’hui l’une des principales ambassadrices. À l’aise aussi bien en anglais qu’en malais, elle use des deux langues dans ses poèmes et revendique même le manglish (patois local mélangeant anglais et malais, mais aussi quelques mots d’origines chinoise et tamoule) comme langue littéraire à part entière. Dans un pays jeune comme la Malaisie, où les figures tutélaires littéraires sont encore rares, Sheena Baharudin affiche clairement son admiration et sa filiation avec des auteurs aussi bien malayophones – comme A. Samad Said et Usman Awang – qu’anglophones – comme Wong Phui Nam et Edwin Thumboo. La voix de Sheena Baharudin, poète de l’oralité et de l’amalgame, les rassemble et les transcende, traçant plus profondément encore le sillon original de la poésie anglophone de Malaisie.
JÉRÔME BOUCHAUD a traduit de l’anglais (Malaisie) Mots pour une épiphanie de WONG PHUI-NAM, Sans Titre 2 de BERNICE CHAULY, et Mon Pays de SHEENA BAHARUDIN, trois poèmes à découvrir dans les pages du numéro 2 de Jentayu.
Photo © Abu Bakar Mohd Tajudin.