La crise En ces temps incertains

La constellation des boutons

N° Covid-19

LES FOURMIS FONT UNE PAUSE au cours de leur périple. Elles aperçoivent environ vingt fourmis mortes, écrasées, éventrées, desséchées. Elles ont beaucoup marché depuis la Tour d’Étain rose pour arriver à ce pont oblong qui les conduira à la Constellation des Boutons, le Saint Graal, dont on raconte qu’elle recèle des joyaux comestibles enveloppés dans le vert des choses anciennes, et même des bassins de vin inexploités, comme si personne ne savait leur valeur. En route, elles ont vu une ou deux des leurs mortes, balayées ici et là, entre des blocs noirs et des dents argentés qu’elles avaient déjà vu croquer des fourmis vivantes. Mais ceci – ce massacre –, elles sont tombées dessus avec un raidissement d’antennes.
Elles font le tour du charnier, reniflent les mortes, plient les pattes et détalent en ligne droite, affolées, leurs abdomens tout palpitant du liquide qu’ils contiennent, leur sens de l’odorat ne détectant que des odeurs blanches sulfureuses, leurs yeux ouverts de force en dépit de leur volonté. Elles ne se lamentent pas, ni ne poussent le moindre soupir de regret. Deux ou trois d’entre elles commencent à ramasser les mortes, portant les corps cartonneux en équilibre sur leur dos, puis se remettent à marcher vers le monument de leurs rêves.
Centimètre par centimètre, elles escaladent des réservoirs d’eau en plastique, contournent des bâtiments de verre circulaires, des mers de vert et de blanc mêlés, des cercles orange et dorés qu’elles surmontent après un millier de centimètres, atteignant ainsi le terrain de jeu en marbre rouge, leur dernier arrêt avant l’endroit vers lequel l’odeur les a guidées, le lieu où elles trouveront la mort. Elles le savent mais, soulagées et délirantes, avec leurs mortes sur le dos, elles mettent un pied devant l’autre sur le sol qui se transforme de bois en velours, puis en papier.
À présent, elles voient la poussière qu’elles avaient sentie depuis qu’elles étaient parties de la Tour d’Étain. Elles ont atteint leur but. Elles déposent leurs mortes, pénètrent dans des crevasses, des trous, des grottes, des ouvertures violettes, et se précipitent autour des monticules de boutons. Elles se nourrissent de sucre et de bouts de grains verts et il n’est pas nécessaire d’alerter les autres de leurs découvertes. Tout est étalé devant elles, révélé, explicite, et chaque fourmi peut se débrouiller seule. Les mortes ont été laissées sur la surface plane et grise indiquant « DANGER » et, pendant deux jours, les vivantes se déplacent de bouton en bouton, oubliant de demander pourquoi le danger ne les a pas encore frappées. Elles oublient même de demander pourquoi elles voient de moins en moins d’autres fourmis. Seul le travail importe désormais ; le travail d’aspirer des particules enchantées qui leur donneront des forces, qui leur donneront le pouvoir de ressusciter les morts, d’agrandir leur famille, de coloniser tous les espaces remplis de réservoirs d’eau, de tours d’étain et de cercles dorés.
Mais, en une seconde après le remplissage des ventres, un long hurlement se fait entendre. Le cri dit « Écrasée. Les Boutons se déplacent ». Elles se bousculent, sentant le séisme qui agite la terre noire. Elles courent d’un bouton à un autre, certaines meurent tandis que d’autres se réfugient dans des trous avant d’être écrasées par la chute d’un bouton, jusqu’à ce que le silence ne revienne. La fourmi qui avait été la première à ramasser un cadavre au pont oblong, il y a si longtemps, émerge de la douve d’un bouton. Elle avance de bouton en bouton, trouvant toujours plus de cadavres à ramasser sur son chemin, son fardeau s’alourdissant à chaque centimètre. Elle trouve une autre fourmi encore vivante et toutes deux ramassent les mortes et les entassent sur le panneau « DANGER« . Une fois qu’elles les ont toutes rassemblées, elles se mettent à transporter les cadavres vers leur destination suivante.
« On va où ? demande la première.
― N’importe où sauf ici », répond l’autre.
Une centaine de centimètres après avoir quitté la Constellation des Boutons, la deuxième fourmi grésille et dit, avant de mourir, « Soufre ». La première fourmi continue d’avancer.

SHIVANI SIVAGURUNATHAN est l’autrice de la nouvelle La Constellation des Boutons, traduite de l’anglais (Malaisie) par BRIGITTE BRESSON. Première publication in Out of the Swamp and Other Stories (New Village, Kuala Lumpur, 2012).