Numéro 1 Jeunesse et Identité(s)
Flamme de la forêt
Entretien
SHIVANI, VOTRE NOUVELLE est tirée du recueil Wildlife on Coal Island (UPM Press, 2011) qui se lit comme un bestiaire aigre-doux d’existences malaisiennes sur une île imaginaire. Comment vous est-venue l’idée d’un tel recueil ? Pourquoi raconter ces histoires ?
Shivani Sivagurunathan : Je venais juste d’écrire un roman qui, avec le recul, était mauvais – mauvais parce que trop prétentieux, trop calculé. Je lisais alors des auteurs comme Saul Bellow et Philip Roth, des maîtres du roman à la fois polémique et spirituel, et je pensais pouvoir faire la même chose sauf que, fraîchement diplômée d’un doctorat, j’avais encore la tête à mes études et tout ce que j’écrivais était marqué du sceau du radotage intellectualisé. Mais sur le moment, je ne m’en étais pas rendu compte, je pensais être parvenue à être incroyablement spirituelle. Telles sont les illusions dont on se berce parfois quand on écrit… Après ça, comme je suis vite mal à l’aise dès que je cesse d’écrire, je me suis mise à taper sans trop réfléchir sur mon clavier, et ce qui en est ressorti est le premier cadre sincère que je créais pour un travail de fiction. Le nom de Coal Island m’est venu à chaud, lors de l’écriture. Sur le moment, je me suis dit que je connaissais ces lieux. Je les connaissais d’une manière impressionniste, et il me fallait encore les explorer. Chaque jour pendant un mois, j’ai écrit une nouvelle histoire jusqu’à les avoir toutes épuisées. On dit souvent qu’un premier livre est autobiographique, et d’un certain point de vue, Wildlife on Coal Island l’est dans le sens où je me devais d’écrire sur ma ville natale, sur la relation ambiguë que j’entretiens avec elle. Les personnages sont fictifs – tout comme Coal Island – mais ils constituent un amalgame de pensées, de sentiments et d’observations que j’ai pu avoir en grandissant. Ces histoires avaient besoin de naître parce qu’elles avaient été maintenues en gestation pendant plus de vingt ans ! Il était grand temps de leur donner vie.
Vous avez commencé par écrire des poèmes, puis des nouvelles, et vous travaillez maintenant à l’écriture d’un nouveau roman. Vos textes ont cette qualité lyrique qui subjugue le lecteur, l’emporte comme à son insu. Est-il naturel pour vous de toujours en revenir à la poésie et au rythme ? Est-ce du domaine de l’insconscient ?
Je me plais à dire que nous somme tous des conteurs, dans le sens où nous nous racontons tous des histoires au quotidien, peut-être même à chaque minute pour les plus volubiles d’entre nous. Les écrivains, eux, écrivent des histoires parce qu’ils sont épris de la langue, et cette langue n’est plus simplement le véhicule mais l’instigatrice même de leurs histoires. Les poètes, tout particulièrement, savent que les mots sont des créatures vivantes qui se transforment et s’influencent dès qu’on les place côte à côte. Écrire, pour moi, c’est négocier entre le conte à l’état de squelette et les mots choisis pour lui insuffler la vie. Le rythme est essentiel à mes yeux parce que je souhaite créer une histoire intéressante, certes, mais aussi une œuvre d’art qui puisse être ressentie comme telle par le lecteur.
Vous enseignez la littérature anglophone à des étudiants malaisiens. Comment cela influence-t-il ou guide-t-il votre acte d’écrire ?
L’enseignement de la littérature m’aide bien sûr à former des idées sur certains textes et à les agencer selon un cadre cohérent. De même, enseigner l’écriture créative m’a aidé à être plus critique vis-à-vis de mes propres travaux et de ceux des autres. En ce sens, enseigner est utile pour réfléchir à l’acte d’écrire, bien que cela requiert un autre langage. À savoir si cela contribue à ma créativité, je ne saurais dire.
Quelques-uns des écrivains malaisiens les plus connus ont choisi de migrer sous d’autres cieux pour écrire, en arguant que le climat politique, social… malaisien était trop pesant pour leur permettre de travailler l’esprit libre. Cet argument résonne-t-il en vous ?
Je peux comprendre l’argument, d’autant plus qu’il a certainement fait ses preuves dans le cas d’écrivains comme James Joyce ou Salman Rushdie. Mais honnêtement, tout dépend de ce dont l’auteur a besoin. Pour ma part, tant que je dispose d’une certaine stabilité financière, de quoi me nourrir, d’un toit au-dessus de ma tête, alors je peux écrire. Si je m’installais en Italie, par exemple, dans des conditions identiques, alors j’écrirais. Le lieu m’importe peu, à vrai dire. Si je suis à l’aise à un endroit, alors je suis à l’aise dans mes sphères physique, mentale et émotionnelle. Par contre, je me soupçonne de n’écrire jamais qu’au sujet de la Malaisie, où que je sois.
Comment voyez-vous la scène littéraire malaisienne actuelle ? Pensez-vous qu’elle soit encore divisée au moins en deux, les auteurs malayophones d’un côté, les anglophones de l’autre ? Ou les frontières sont-elles plus perméables aujourd’hui ?
Je vois ces frontières toujours bien distinctes. On parle souvent de cette ségrégation – pour s’en plaindre, généralement – mais très peu de choses sont faites pour bâtir des ponts entre les deux rives. Je suis moi-même coupable de ne pas lire assez de textes en malais alors que j’ai grandi avec la littérature malaise. J’ai même écrit des poèmes en malais, et adolescente j’assistais souvent à des lectures de poèmes en bahasa melayu. Et pourtant, quelque chose s’est produit entre-temps – mon occidentalisation aiguë, on peut dire – mais je reste bien consciente de cette division.
Pouvez-vous nous dévoiler quelques éléments du roman sur lequel vous travaillez actuellement ?
Comme il s’agit d’un travail en cours, je préfère ne pas trop en parler. Ce que je peux vous dire, néanmoins, c’est que j’y traite de voyage dans le temps et qu’une partie du récit se situe dans la Malaya du XIXe siècle.
SHIVANI SIVAGURUNATHAN est l’auteure de Flamme de la forêt, une nouvelle traduite de l’anglais par JÉRÔME BOUCHAUD à découvrir dans les pages du numéro 1 de Jentayu.
Illustration © Munkao