Hors-séries D'un pays l'autre
Introduction
Hong Kong
ON CONNAÎT ASSEZ MAL Hong Kong en France. Il n’existe que de façon très vague dans l’imaginaire populaire. Pour la communauté scientifique, l’intérêt de Hong Kong résidait, à partir des années 1950, dans son utilité comme plate-forme d’observation de la Chine communiste et comme base arrière pour les scientifiques français, en particulier pour les politologues, car c’était bien à Hong Kong que le ministère des Affaires étrangères avait domicilié son Centre d’étude français sur la Chine contemporaine. Il est vrai que le cinéma de Hong Kong, de Wong Kar-wai (王家衛), Tsui Hark (徐克) ou John Woo (吳宇森), fut bien suivi par les fans du cinéma asiatique, mais il n’en fut pas de même pour sa littérature. Ce numéro spécial de Jentayu a pour objectif de combler ce vide en présentant des traductions de poésie et de prose hongkongaises contemporaines.
Mais comment appréhender la littérature hongkongaise, comment la cerner ? S’agit-il simplement d’une autre littérature écrite en chinois ? Oui et non, car parfois les écrivains hongkongais s’expriment dans la langue des anciens colons, l’anglais. De plus, même lorsque l’on écrit en chinois, ce n’est pas forcément en chinois standard.
Pour faire simple, avant de faire compliqué, nous pouvons dire que la littérature hongkongaise est écrite par celles et ceux qui sont nés ou ont longuement vécu à Hong Kong, et souvent leur écriture traite de la spécificité de la vie hongkongaise, mais pas exclusivement. Pour mieux expliquer, il faut considérer le contexte historique.
Dans les années 1950 et 1960, Hong Kong — celui des romans de Liu Yichang (劉以鬯) et des films de Wong Kar-wai, que les romans de ce dernier inspirait (et dont traite Wong Yi [黃怡] dans sa nouvelle) — servait de refuge aux écrivains et autres créatifs venus de Chine continentale, en particulier de la métropole culturelle de Shanghai. Pour certains, Hong Kong n’était qu’un refuge provisoire. La romancière Eileen Chang (張愛玲) quitta Shanghai au début des années 1950 et s’installa à Hong Kong où elle écrivit deux romans avant de repartir pour les États-Unis en 1955. Ce monde d’écrivains émigrés parlait le mandarin ou le shanghaïen. L’écriture à Hong Kong s’inscrivait alors dans la continuité d’une tradition moderniste shanghaïenne débutée dans les années 1920. Mais, ce qu’on comprend comme culture cantonophone de Hong Kong d’aujourd’hui doit son existence à l’immigration des années 1960 et 1970, la majorité des immigrés émanant de la province voisine du Guangdong où l’on parlait le cantonais. C’est ainsi que même ceux qui venaient de Shanghai, comme Wong Kar-wai et Liu Yichang, se sont trouvés obligés de pratiquer le cantonais, langue dominante de la vie quotidienne. La quasi-totalité des écrivains que vous trouverez dans les pages qui suivent, représentent ce Hong Kong d’après les années 1960 jusqu’à nos jours.
D’un certain point de vue, cette écriture en chinois représentait une résistance contre la censure et le carcan idéologique imposés en Chine continentale à partir des années 1950, et d’un autre, une résistance contre le régime colonial britannique qui néanmoins tolérait son existence. Parler de décolonialité dans de telles circonstances est compliqué. La culture populaire cantonophone, elle, crée un troisième espace qui se démarque très clairement de la culture communiste en chinois standard et de la culture anglophone des colons. Mais l’histoire de l’émergence de cette culture est complexe et en grande partie le résultat d’une politique coloniale des années 1970-1980 qui encourageait cette culture cantonaise, ou tout au moins la tolérait afin de contrarier les autorités chinoises à Pékin, mais aussi à Taïwan. Depuis le départ des Britanniques en 1997, ce processus de décolonisation a été entravé par la politique des autorités centrales de Pékin, qui désirent une harmonisation et, à terme, le remplacement de la langue cantonaise par le mandarin (ou putonghua 普通话). En même temps, l’avancement du cantonais en tant que langue écrite a été très laborieux.
S’il existait bien une certaine complicité entre le cinéma cantonais et les romanciers hongkongais, sous la surface, le fossé était grand entre littérature et culture cinématographique, plus proche des mangas hongkongais imprégnés de langue vernaculaire. Dans les années 1980, les films de gangsters tel Le Syndicat du crime (1986) de John Woo, dont le succès au box-office s’étendit à toute l’Asie, sont devenus très populaires. Mais si le cinéma de gangsters procurait une libération cathartique de la corvée du quotidien, il célébrait aussi la langue et la culture vernaculaires. Le cantonais, reconnu parallèlement à l’anglais comme langue parlée officielle de l’administration coloniale britannique depuis la fin des années 1960, avait pris une position dominante dans l’expression culturelle populaire, à la radio, à la télévision et bien sûr dans les films ; le vieux cinéma mandarinophone des Shaw Brothers, qui avait été le pilier de l’industrie cinématographique de Hong Kong, avait désormais cédé à la langue de la majorité. Mais dans le domaine de l’écriture, il subsistait, et il existe toujours, une séparation entre les produits culturels populaires telles que les bandes dessinées et la presse populaire d’un côté, et ce que l’on peut considérer comme de la littérature sérieuse d’un registre plus élevé.
Pour le lecteur non chinois, pour le non-locuteur de langues chinoises, la topographie linguistique du Hong Kong moderne peut sembler complexe. Le cantonais, en tant que langue orale, diffère énormément de la « langue nationale », le putonghua ou le hanyu 汉语, souvent connu du monde extérieur sous le nom de mandarin. Les langues chinoises sont tonales, les différents tons servant à distinguer les nombreux homophones présents dans ces langues. Mais alors que le chinois standard moderne ne compte que quatre tons, le cantonais en compte six (ou neuf, en tenant compte des « syllabes vérifiées »). Les voyelles et les consonnes sont dissemblables et les distinctions lexicales sont importantes. La syntaxe du cantonais est très différente de celle du mandarin. Les deux langues sont mutuellement incompréhensibles. Le cantonais est plus éloigné du mandarin que l’espagnol ne l’est du portugais. À l’écrit, les deux langues partagent un grand nombre de caractères chinois, mais il existe des caractères en cantonais qui n’existent pas dans le chinois écrit standard, d’où la nécessité d’un « jeu » de caractères supplémentaires pour l’impression, le traitement de texte et la communication électronique.
Cela étant, le chinois écrit qui est enseigné dans les écoles et utilisé en littérature et journalisme « sérieux » est basé sur la forme écrite de la langue nationale, qui suit la grammaire et les caractères de la Chine continentale et est connu sous le nom de shumianyu/syu1 min6 jyu5 書面語, ou « langue livresque ». Lorsque cette langue écrite est prononcée par des locuteurs cantonais, des valeurs cantonaises sont données aux caractères. Il y a peu ou pas de transfert de la langue vivante et quotidienne de Hong Kong vers cette langue écrite.
Dans la culture populaire, notamment dans le domaine de la musique, ce qui peut ressembler à du cantonais est en fait cette « langue livresque » prononcée en cantonais. En d’autres termes, elle obéit aux normes syntaxiques et lexicales du chinois standard. Ainsi, la cantopop, qui relève du domaine populaire, rejoint ici la poésie écrite, qui relève elle du domaine savant. Dans les chansons de cantopop, c’est cette langue que personne ne parle qui a été utilisée.
Ce n’est que ces dernières années que l’idée d’écrire en cantonais, selon la syntaxe et les caractères spécifiques à cette langue, ne se limite plus à la presse populaire et aux bandes dessinées. Il ne fait aucun doute que l’idée selon laquelle l’autonomie de Hong Kong et, pour certains, le rêve d’indépendance et l’aspiration à la nation, nécessitent une langue propre, idée enracinée dans les nationalismes des XIXe et XXe siècles, a joué un rôle. Il y a une différence entre la subversion quotidienne de l’autorité et des normes linguistiques, qui provient d’une langue familière utilisée de manière inventive, et une langue qui souhaite en défier une autre dans tous ses aspects socioculturels et politiques.
Une autre remarque s’impose. La langue livresque ou shumianyu est une langue moderne, qu’elle soit prononcée en cantonais, en mandarin ou dans une autre langue chinoise. Pendant bien plus de deux mille ans, la langue de la culture et de l’administration des élites, dans l’espace que nous appelons aujourd’hui la Chine, était le wenyan 文言. Quelle que soit la langue moderne que parle un Chinois, pour accéder aux textes pré-modernes wenyan, il doit l’apprendre, tout comme un Européen doit apprendre le latin pour accéder à Cicéron dans l’original. Le mandarin n’est pas plus proche du wenyan que le cantonais, il l’est même moins. Ainsi, le fait de ne pas parler le mandarin n’écarte pas un Chinois de la tradition pré-moderne. Cependant, ce qui rend plus difficile l’accès à la langue prémoderne, c’est l’abandon des caractères traditionnels au profit des caractères simplifiés de la République populaire de Chine. Le cantonais, tout comme le chinois moderne de Taïwan, utilise les fantizi 繁體字, caractères traditionnels non simplifiés. Ainsi, à Hong Kong, aujourd’hui, une autre bataille linguistique est engagée pour la défense de l’enseignement de ces caractères traditionnels à l’école.
La langue et sa politique sont en effet au cœur des évolutions récentes et actuelles. Depuis 1949, le cantonais, dont la norme était le cantonais de Canton, a évolué. Le cantonais de la Chine continentale et celui de Hong Kong ont considérablement divergé. Son utilisation en Chine continentale au cours des vingt-cinq dernières années est de plus en plus restreinte dans les lois et instructions de la République populaire, et la langue cantonaise a été infusée — on pourrait même dire colonisée — par le putonghua, la langue nationale. En d’autres termes, le cantonais du continent ressemble de plus en plus à la langue homogène promue par les autorités de la Chine continentale.
Des initiatives ont été engagées pour aligner davantage l’utilisation de la langue sur les pratiques du continent. La politique d’introduire les caractères simplifiés normalisés dans les classes est un premier pas. Encore une fois, même si les enseignants parlent le cantonais, c’est le shumianyu, la langue livresque, qui est exclusivement utilisée dans les salles de classe de Hong Kong. Le cantonais écrit est absent. L’abandon des caractères traditionnels aura un impact sur la capacité de lire le cantonais et conduira nécessairement à une dilution de son influence.
Le cantonais est une langue vivante et, au fil des ans, il a intégré de nombreux éléments de la langue anglaise qui a si longtemps dominé le monde politique et financier de Hong Kong. Ainsi, si le cantonais de la Chine continentale et celui de Hong Kong ont considérablement divergé en termes de lexique, mais aussi de prononciation, le gouvernement central considère les deux variétés avec autant de suspicion, comme il le fait pour l’utilisation de toute langue non standard. Un seul peuple, une seule nation, une seule langue. La pluralité est le chaos, une entité unitaire est contrôlable. Depuis l’avènement du règne de Xi Jinping, la poussée vers l’homogénéité culturelle et linguistique s’est considérablement accrue. Cette stratégie est bien connue et couramment pratiquée par les régimes autoritaires, colonialistes et centralisateurs.
La créativité, et en particulier l’écriture, à Hong Kong n’a jamais été aussi menacée depuis l’occupation japonaise pendant la deuxième guerre mondiale. Mais la culture littéraire hongkongaise n’est plus limitée dans l’espace et continue à se répandre ailleurs dans le monde. Tel est le cas de Jennifer Wong (王詠思) qui habite en Angleterre et écrit en anglais, ou de Tammy Ho Lai-ming (何麗明) qui écrit également en anglais et s’est établie en France. D’autres qui écrivent en chinois livresque ou shumianyu, tel Chan Ho-kei (陳浩基), ont trouvé un lectorat à Taïwan. Dorénavant, à la « littérature hongkongaise », nous devrions ajouter la « littérature de la diaspora hongkongaise », qu’elle soit rédigée en chinois standard, en cantonais ou en anglais.
GREGORY B.LEE est l’auteur de l’avant-propos du hors-série « Hong Kong » de Jentayu.