Hors-séries D'un pays l'autre

Introduction

Mongolie

LE PAYS MONGOL D’AUJOURD’HUI fut jadis un carrefour de l’histoire de l’humanité. Là se sont déroulées les grandes migrations nomades qui fondent une histoire multiséculaire. Le pays mongol est un lieu chargé de cette histoire immémoriale, un lieu où le vaste patrimoine de la civilisation nomade, ses dialectes, ses cultures, ses coutumes, ont été perpétuées dans leur forme originelle. Lecteur, si tu le peux, ne manque pas d’aller à la rencontre du pays mongol.
La littérature mongole incarne la richesse de ce patrimoine culturel. La langue mongole appartient à la famille dite des langues ouralo-altaïques. La littérature orale va de ces tout petits poèmes de deux vers qu’on appelle double-vers aux épopées les plus élaborées dont la récitation peut durer un mois entier. De ces chefs-d’œuvre de la littérature orale ont été mises par écrit notamment les épopées de Gesar, de Jangar, mais aussi l’histoire du « Lignage d’or » de Gengis Khan, témoignage de l’époque de l’empire, qu’on trouve rapportée dans L’histoire secrète des Mongols. Ces œuvres remarquables, d’origine mongole, prennent véritablement place au rang des chefs-d’œuvre littéraires de l’humanité.
L’origine de la littérature écrite mongole proprement dite remonte au XIIIe siècle. Dès cette époque, grâce à l’ordre de Gengis Khan d’établir une écriture pour l’État mongol, on en trouve de nombreux exemples. Le moine Choiji Odser, qui vécut au XIVe siècle, est connu aussi bien pour ses œuvres écrites directement en mongol que pour ses traductions. À cette époque en effet, on traduit les livres sacrés depuis le sanskrit, le persan, le chinois, l’ouigour ou le tibétain, et c’est par les échanges avec l’étranger que la littérature mongole s’étoffe et prend son essor.
En signe de respect pour la lettre écrite, on gravait alors les textes sur de l’écorce de bouleau, sur les parois rocheuses, sur les métaux et pierres précieuses comme l’or, l’argent et plus largement sur ces matériaux précieux qu’on nomme en mongol les « neuf joyaux1 ». Ainsi en 1624 le prince, généralissime et poète Tsogt Taiji a gravé dans la pierre un poème, préservé jusqu’à nos jours, près de 400 ans plus tard. Appelée le « Roc chantant », la pierre sur laquelle le poème est transcrit en alphabet mongol possède l’étonnante capacité de faire résonner le son, constituant un monument très particulier. Ces objets constituent aujourd’hui un héritage inestimable.
Le XVIe siècle connaît un nouveau mouvement d’importation et de traduction des ouvrages savants venus d’Inde : Ganjur, Danjuur et bien d’autres encore. Ce sont rien moins que 335 volumes de textes qui sont transcrits en alphabet mongol, et qui sont aujourd’hui encore préservés à la Bibliothèque nationale de Mongolie. Parmi eux, on trouve des grands textes classiques de la littérature indienne ancienne comme le Panchatantra, le Ramayana, ou encore le recueil L’Océan des rivières de contes ou le texte Le nuage messager, du célèbre Kalidas.
Au XIXe siècle, la littérature mongole prend de l’ampleur et adopte la forme classique de poèmes, pièces de théâtre ou romans, tous remarquables. Le plus éminent représentant de cette période est le poète, dramaturge, metteur en scène, savant versé en de nombreux arts et moine illuminé Danzanravjaa (1803–1856). Mais celui qui éleva la littérature mongole du XIXe siècle au niveau d’un grand art classique est V.Injinnash (1837–1892). De lui nous restent entre autres romans les Chroniques bleues, Le Pavillon à étage, La Chambre des larmes rouges, ainsi qu’un grand nombre de poèmes et de nouvelles.
Au début du XXe siècle, avec d’abord la révolution de 1911, puis la révolution populaire de 1921 qui consacre l’indépendance de la Mongolie, le sentiment d’une nation mongole autonome gagne en importance. Or, c’est justement à cette époque que la littérature mongole s’ouvre aux influences occidentales. Ayant étudié en Allemagne, en France, en Russie, de jeunes auteurs brillants, tout en promouvant la traduction des littératures occidentales, se jettent à corps perdu dans l’écriture, tous genres confondus. Les représentants de cette génération se nomment D. Natsagdorj, S. Buyannemekh, Ts. Damdinsüren, B. Rinchen, D. Namdag, N. Navaan-Yünden… Ces auteurs puisent à la source la sève des œuvres occidentales pour en irriguer les formes orientales locales. Le développement de cette littérature nationale coïncide avec les débuts de la période révolutionnaire.
Imprégné dès le plus jeune âge par une éducation reçue en alle- mand et en russe, D. Natsagdorj composa ainsi aussi bien des poèmes que des œuvres de fiction ou des pièces de théâtre, ouvrages admirables grâce auxquels il est considéré aujourd’hui à juste titre comme le père fondateur de la littérature contemporaine mongole.
En 1937, sous la puissante influence de l’idéologie soviétique, des purges touchèrent la Mongolie, notamment dans le domaine culturel, et détruisirent une grande partie du patrimoine culturel et intellectuel mongol. Ces purges conduisirent à l’élimination de nombreux auteurs parmi les plus brillants. Pourtant, durant cette période de nombreux auteurs de talent, tout en produisant des œuvres de commande sous le contrôle du gouvernement et du parti, et en évoluant sous le bouclier de la censure, parvinrent à produire des œuvres d’une qualité littéraire authentique.
Le milieu du XXe siècle vit l’émergence de nombreux auteurs de grand talent, à l’influence durable : Ch. Lodoidamba, S. Erdene, D. Garmaa, J. Pürev, P. Luvsantseren, et nous lisons encore aujourd’hui les œuvres de grands écrivains comme B. Yavuukhulan, D. Pürevdorj, S. Dashdorov, D. Gombojav, M. Tsedendorj, D. Nyamsüren, O. Dashbalbar, parmi bien d’autres. De fait, pour la littérature mongole, le XXe siècle dans son ensemble a été marqué par la traduction, depuis les langues originales, de grandes œuvres de la littérature mondiale, ce qui en fait en quelque sorte ce que j’appellerais le siècle de l’occident dans la littérature mongole.
C’est précisément sur ces bases que s’établit le renouveau contemporain de la littérature mongole. À la fin du XXe siècle, la Mongolie effectue sa transition vers la démocratie occidentale, avec toutes ses conséquences. Libérée d’un joug idéologique, elle a aussi ouvert ses relations internationales autrefois cantonnées aux pays socialistes, et les grandes tendances et courants littéraires venus du monde entier se sont mis à irriguer librement la littérature mongole. Ainsi la littérature mongole d’aujourd’hui fait se côtoyer à la fois la préservation des tendances locales, et l’influence des littératures occidentales.

Ce numéro spécial de la revue Jentayu propose une anthologie de la littérature mongole contemporaine. Il rassemble les œuvres d’auteurs encore vivants et actifs, appartenant à trois générations successives : les plus âgés ayant connu la période socialiste, d’autres d’âge moyen représentant le tournant de la littérature mongole contemporaine, d’autres tout jeunes encore, portant en eux l’avenir.
Nos choix pour ce recueil ont d’abord été guidés par la volonté de représenter également des auteurs et des auteures, souhait presque réalisé puisque le numéro comporte onze auteurs masculins et neuf féminins. Mais c’est aussi la diversité du territoire mongol et de la culture nomade qui est représentée, depuis les sommets enneigés de l’Altaï à l’ouest jusqu’aux steppes orientales, du célèbre mont aux neiges éternelles, Otgontenger, qui s’élève au pays des Darkhad et des Tsaatan (Duka), jusqu’à la vallée de l’Orkhon, où se trouvait l’ancienne capitale impériale de Kharkhorin, depuis les gorges de Kharkhiraa dans les monts Khangaï, jusqu’à la vaste plaine de Dariganga et au Gobi, tout au sud. On y trouve des auteurs issus de familles nomades mais aussi des auteurs qui sont nés à la ville. Ainsi, cette anthologie est semblable à l’arc-en-ciel de la steppe : elle révèle la variété des couleurs et des nuances de la vie mongole, de la culture et des coutumes de la steppe, du mode de vie le plus traditionnel, jusqu’aux changements et évolutions actuels.

D’autre part, ce recueil reflète la diversité des cultures et appartenances ethniques présentes en Mongolie : il intègre par exemple le grand auteur Tschinag Galsan, qui se fit ainsi connaître dans toute l’Europe en écrivant en allemand, mais qui est d’origine touva, un groupe linguistique et ethnique présent dans l’Altaï, à l’extrême ouest du territoire mongol. La nouvelle de lui qui est présentée ici, « La mère », évoque la générosité et la compassion de deux femmes mon- goles, qui d’abord ne pouvaient que se détester mais qui, face à la mort, surent se pardonner, au point que l’une confia son propre fils à l’autre. L’enfant confié met ainsi fin à une rancune interminable. La nouvelle nous donne ainsi à sentir une des valeurs les plus essentielles pour le peuple mongol.
On trouve aussi dans le recueil un représentant d’un autre peuple établi dans cette même chaîne de l’Altaï : le poète Khabaan Bayit. Les poèmes choisis illustrent l’âme du peuple kazakh, à travers la description de leurs traditions culturelles et notamment la place des aigles qui, selon des coutumes ancestrales encore préservées aujourd’hui, sont apprivoisés et dressés par les humains dont ils partagent le quotidien.
La vie privée de gens ordinaires, leurs pensées intimes, la solitude de la vie citadine, les émois amoureux des jeunes gens d’aujourd’hui dans le contexte de la société contemporaine, urbanisée : les auteurs qui écrivent sur ces sujets, influencés par les traditions occidentales, nous donnent à voir leur regard et leurs questionnements sur l’irruption de ces changements dans une Mongolie aux racines nomades. Car bien sûr, en parallèle, l’anthologie fait valoir, à travers les œuvres d’auteurs de la génération la plus ancienne, les traits distinctifs du mode de vie, des modes de pensée des nomades, eux qui vouent un culte fidèle à la nature, aux montagnes et aux rivières.
Tout au long du XXe siècle, la littérature mongole a été prise dans les filets fallacieux du réalisme socialiste et de l’idéologie officielle du parti d’État. Pourtant, sous le joug de la censure, la littérature mongole a connu des centaines d’auteurs au talent immense, lus et appréciés du public mongol encore aujourd’hui, et dont l’influence reste considérable. Parmi eux, nous avons choisi de présenter des nouvelles de Tschinag Galsan, S. Oyuun, D. Batjargal, Ts. Tümenbayar, ou encore de B. Dogmid, peintre éminent et poétique des sentiments et des sensibilités des habitants de son Gobi natal. Ainsi, dans sa nouvelle, le narrateur revient dans son village, et y retrouve deux de ses amies d’enfance, mariées dès leur adolescence. Le texte évoque de manière vraie et sensible cet aspect de la vie dans un petit district de la ruralité mongole.
En ce qui me concerne, j’appartiens à une génération qui émerge dans les années 1980, et représente le tournant du siècle, en s’illustrant dans différents genres : poésie, essai, roman, littérature pour la jeunesse… Pour notre génération, le maître, c’est le poète B. Yavuukhulan, et notre inspiration est un retour aux influences orientales et aux formes classiques de la poésie mongole. Dans mes essais, je m’efforce de valoriser les traditions nomades, à l’aide d’une langue très travaillée. Il y a dans mes œuvres une dimension spirituelle, je parle de l’ âme de la nature, et du lien authentique qui unit l’homme aux puissances naturelles. Et d’autre part, je cherche à mettre en valeur la culture et les coutumes des nomades.
La poésie mongole se distingue par ses jeux de sonorités singuliers, non la rime, qui est la reprise d’un son en fin de vers, mais « l’assonance initiale », qui joue sur la similarité des sons en début de vers, ainsi que sur le rythme des vers, les parallélismes. Cette particularité formelle, qui se développe surtout aux XIXe et XXe siècles, est stabilisée principalement dans les œuvres poétiques de Yavuukhulan. Mais les générations les plus récentes n’hésitent pas à faire usage de formes beaucoup plus libres.

Innombrables sont les nuances qui colorent la production littéraire de notre jeune siècle. Au tournant du XXIe siècle, la littérature mongole explose dans de multiples directions. De toutes parts, on voit pleuvoir les jeunes écrivains et leurs œuvres, dans les librairies, sur les tables de chevet des lecteurs. Bien que l’influence d’un courant moderniste se fasse sentir en Mongolie dès les années 1970, à cause de la chappe de l’idéologie socialiste il faut attendre les années 1990 et le changement vers la démocratie pour qu’il puisse s’exprimer librement. C’est alors une grande diversité de formes, de sujets et d’influences qui s’exprime, dans l’émergence d’une littérature mongole « contemporaine ». Pour représenter cette jeune génération, nous avons sélectionné ici des œuvres de G. Ayurzana, Ts. Bavuudorj, M. Uyansükh, B. Erdenesolongo, K. Bayit, B. Zolbayar, B. Ichinkhorloo, B. Tsoojchuluuntsetseg, Ts. Dorjsembe, G. Byambajav et P. Batkhuyag.
Ces auteurs nous donnent à lire leurs visions et leurs différentes perceptions du changement des modes de vie dans le contexte des évolutions sociales accélérées qui font passer la Mongolie d’une civili- sation nomade à la sédentarité urbaine, avec sa solitude, ses déprimes, sa vie citadine, la violence familiale ou l’alcoolisme, et nous pouvons comprendre et sentir tout cela grâce au truchement de la littérature.
Le lecteur est aussi invité, à travers les poèmes de Ts. Bavuudorj, à se familiariser avec l’esprit du bouddhisme mongol : si cette religion s’est développée il y a plus de deux mille ans, elle a pris, en se diffusant en Mongolie, une forme singulière, propre à ce pays. Cette anthologie est aussi l’occasion de mettre en avant, pour les faire découvrir, de tout jeunes auteurs ; plongez dans l’univers poétique de D. Erdenezulai, Ts. Ariuntuya ou O. Mönkhnaran.
Une autre particularité de ce numéro spécial réside dans l’association étroite entre les auteurs littéraires et les illustrations. Comme pour la littérature, la peinture mongole d’aujourd’hui puise à la fois dans la tradition mongole et dans l’influence des courants artistiques contemporains.
Ainsi, pour chacun des textes de nos auteurs, nous avons demandé à des peintres et illustrateurs de nous faire partager les fruits de leur art : J. Anunaran, B. Bayartsengel, B. Bilgüün, B. Törmönkh, T. Soyol-Erdene ont reçu chacun quatre textes de l’anthologie, avec pour mission de l’illustrer selon leur propre sensibilité : c’est donc à chaque fois une vision singulière, propre à chacun des artistes représentés ici, des textes, qui est donnée à voir dans les illustrations. Je salue ici le talent de cette jeune génération d’artistes, dignes représentants de leur époque et messagers de l’avenir. C’est un grand plaisir et un honneur de pouvoir partager ainsi avec le public francophone différents aspects de la palette des artistes visuels mongols, en accompagnement de ces textes. Ainsi, ce numéro de Jentayu permet dans son ensemble de saisir de manière sensible et subtile de nombreuses facettes de la vie mongole, dans ses dimensions spirituelle et sociale, à travers différents courants de la littérature actuelle, et permet en même temps de rendre ces dif- férents aspects immédiatement perceptibles à l’œil du lecteur, grâce à cette dimension visuelle étroitement mise en dialogue avec les textes.

Il ne faut pas oublier celles et ceux qui ont permis de mener à bien cette belle entreprise de rendre accessible au lectorat français tout un pan de la littérature mongole actuelle. Je veux parler bien sûr des traductrices et traducteurs, qui sont les véritables artisans de ce projet. Les œuvres choisies pour ce recueil ont été traduites par des personnes de langue maternelle mongole ayant appris le français, ou inversement par des personnes francophones ayant appris le mongol, comme c’est le cas pour Raphaël Blanchier, qui a supervisé toute l’entreprise de traduction. La langue mongole est réputée une des plus difficiles du monde. Elle peut dire en un seul mot ce qui ne peut se traduire dans d’autres langues que par une multitude de termes. Traduire la littérature n’est pas seulement un travail de mots, mais il s’agit aussi de rendre vivant l’esprit et l’émotion des textes. Certains auteurs, dont moi-même, avons travaillé en collaboration avec les traducteurs, pour leur permettre d’être au plus près des subtilités du sens, de la langue ou des effets de nos textes, en particulier dans le cas des poèmes. C’est un travail difficile, délicat, subtil et qui demande beaucoup de temps. Aussi au nom de tous, au nom des auteurs représentés ici, au nom de tous les lecteurs de la littérature mongole, c’est à ces traductrices et traducteurs que je veux adresser mes plus vifs remerciements.
Je vois dans cette anthologie une très belle occasion de faire connaître au public français quelques-uns des plus talentueux auteurs mongols de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle, tout en restituant la diversité de leurs appartenances régionales et culturelles et dans leurs nuances dialectales, puisque tous les textes sont directement traduits à partir de la langue d’origine. Je souhaite de tout cœur qu’elle atteigne son but.

G. MEND-OOYO est l’auteur de l’introduction du hors-série « Mongolie » de Jentayu, ainsi que d’un essai, d’un conte et de poèmes, tous traduits du mongol par RAPHAËL BLANCHIER.

1. Les « neufs joyaux » ou « neuf trésors » (êsön erdene) sont une liste de neuf métaux, pierres et minéraux considérés comme les plus précieux et prisés en Mongolie: l’or, l’argent, le cuivre, l’acier, le corail, la perle, la nacre, la turquoise, le lapis. Ils sont utilisés notamment pour les ornements précieux des costumes cérémoniels, des masques rituels, des autels et temples bouddhiques.