Numéro 1 Jeunesse et Identité(s)

Une jeune fille pas comme il faut

Entretien

SUONG MAK, votre nouvelle raconte la relation brisée entre un père et sa fille, que seule la mort parvient, une dernière fois, à reunir. Comment vous est venue l’idée de ce récit ? Fait-il partie d’un recueil de nouvelles ?

Suong Mak : Cette nouvelle ne fait partie d’aucun recueil, elle n’a été publiée que sur mon blog. Mon intention n’est pas de montrer que seule la mort peut les réunir à nouveau, mais plutôt que les choses peuvent vite nous échapper si l’on fait les mauvais choix. Tout juste peut-on s’excuser, exprimer des regrets, mais le mal est déjà fait. Les excuses peuvent être acceptées, mais si l’erreur va jusqu’à entraîner la mort, alors c’est trop tard… Dans l’histoire, la fille comme le père commettent des erreurs. Elle se dévoie car elle se sent négligée par son père, un ambitieux que seul l’argent intéresse. Sa bêtise est de fuguer. La mort du père permet au lecteur de prendre conscience qu’il est important de prendre soin de soi et de sa famille, pour éviter d’emprunter de mauvais chemins.

Le père, Monsieur Prasith, a une idée très précise de que devrait être une fille khmère « comme il faut ». Le fossé générationnel au Cambodge semble immense, plus encore que dans les pays voisins, comme la Thaïlande ou le Vietnam. Est-ce effectivement le cas ? Est-ce là un sujet que les écrivains cambodgiens abordent dans leurs récits ?

Chaque pays a sa propre culture. Il est difficile de dire que tel pays vaut mieux qu’un autre, mais en tant qu’écrivain, même si j’aime profondément ma culture, j’aime aussi écrire sur ses aspects plus négatifs pour les partager avec mes lecteurs. Monsieur Prasith sait comment – selon lui – une fille khmère comme il faut devrait être mais cela ne veut pas dire que sa conception est la bonne, car sa fille grandit à une époque et dans des circonstances différentes des siennes, et leurs conceptions sont d’ailleurs radicalement opposées. Cela montre que chacun pioche comme il l’entend dans sa culture d’origine pour mener au mieux sa propre vie.

Vous êtes un jeune auteur citadin de 28 ans. Où puisez-vous votre inspiration ? Le Cambodge urbain vous attire-t-il le plus, ou la vie des campagnes fait-elle aussi partie de vos considérations ?

Je m’inspire vraiment de tout, de mes propres expériences, mais aussi de celles d’autres personnes autour de moi. Parfois, c’est un titre de journal qui va retenir mon attention, parfois même un statut sur Facebook…

Vous êtes l’auteur du roman Boyfriend, sur une relation homosexuelle entre deux hommes. Était-ce le premier roman à aborder ce thème au Cambodge ? Il me semble qu’une traduction anglaise est prévue pour ce livre…

En effet, Boyfriend est le premier roman gay publié au Cambodge. Il a très bien marché dès sa publication, et un vrai buzz s’est créé autour du livre dans les médias et sur les réseaux sociaux. Un auteur australien m’a contacté un an après pour envisager une traduction en anglais. Comme il a été la première personne à m’approcher à ce sujet, c’est avec lui que j’ai décidé de travailler. Depuis, d’autres éditeurs cambodgiens ou étrangers m’ont contacté pour le publier en anglais, mais je ne veux pas rompre ma promesse. L’auteur australien est occupé en ce moment mais il me dit qu’il s’y mettra dès que possible. Voilà pourquoi le projet a pris un peu de retard.

Vous avez aussi pris part à un recueil de nouvelles intitulé Phnom Penh Noir (Heaven Lake Press, 2012), édité par l’écrivain canadien Christopher G. Moore et auquel plusieurs auteurs occidentaux et asiatiques de renom ont contribué. Votre nouvelle Hell in the city a-t-elle été écrite directement en anglais, ou bien s’agit-il d’une traduction depuis le khmer ? Qu’avez-vous tiré de cette expérience de Phnom Penh Noir ?

Hell in the City est ma première nouvelle rédigée directement en anglais. Cela a été très difficile pour moi mais j’ai fait de mon mieux. Je l’ai envoyée à un ami anglais qui l’a relue et corrigée avant que je la fasse lire à Christopher G. Moore. Je sais qu’ils ont dû beaucoup travailler sur mon récit parce que mon anglais n’est pas terrible… J’ai beaucoup appris de Phnom Penh Noir. Pour commencer, je ne savais pas vraiment ce qu’était le genre noir. Je savais juste qu’il me fallait écrire une histoire de crime et décrire la face sombre de Phnom Penh. D’où le titre de ma nouvelle, Hell in the city. Mais une fois le recueil paru, j’ai lu les textes des autres participants et je me suis aperçu que le mien était un peu décalé. Je pense qu’ils attendaient quelque chose avec une fin plus tordue !

Comment décririez-vous la scène littéraire actuelle au Cambodge, notamment en ce qui concerne les jeunes auteurs comme vous-même ?

Les jeunes auteurs cambodgiens ont leurs propres idées, très différentes de celles des auteurs des générations précédentes. Ils s’attaquent à des genres de fiction jamais explorés auparavant. Je pense qu’ils apprennent en lisant des romans occidentaux, mais aussi d’autres régions du monde. De plus en plus de jeunes peuvent lire dans des langues étrangères et cela leur permet de découvrir de nouvelles tendances, de nouveaux styles littéraires. J’ai été très surpris lorsque j’ai participé en tant que juré à un concours d’écriture ouverts aux étudiants du secondaire. Il y avait beaucoup de textes fantasy, d’autres de science-fiction, qui sont des genres jusqu’à présent inédits dans la littérature khmère. Malheureusement, la plupart de ces jeunes auteurs n’ont aucun moyen de diffuser leurs écrits. Ils ne savent pas comment se faire publier et les maisons d’édition cambodgiennes veulent rarement travailler avec des jeunes. Quant au gouvernement cambodgien, il n’est d’aucun soutien à la scène littéraire.

SUONG MAK est l’auteur d’Une jeune fille pas comme il faut, une nouvelle traduite du khmer par PASCAL MÉDEVILLE à découvrir dans les pages du numéro 1 de Jentayu.

Illustration © Munkao