Numéro 2 Villes et Violence
Splendeur fin de siècle
Note de lecture
CHU TIEN-WEN (朱天文) VIENT DE se voir décerner le prix Newman1 de littérature pour son recueil de nouvelles, Splendeur fin de siècle, dont est tiré la nouvelle éponyme ici traduite. A 59 ans, Chu Tien-wen vient également de signer le scénario du dernier film de Hou Hsiao-Hsien, « The Assassin », prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes. Paru en 1990, Splendeur fin de siècle marque une rupture dans l’œuvre de Chu Tien-wen. Rupture dans le sens d’un affranchissement et d’une innovation dans la forme et le style qui lui ont valu le nom d’« écrivain d’une nouvelle humanité ».
Pourquoi affranchissement ?
Baignée dès sa naissance dans une ambiance de lettrés, Chu Tien-wen a commencé à écrire à l’adolescence. Elle était alors très influencée par le style de Zhang Ailing (Eileen Chang)2, grande figure de la littérature du Shanghai des années 1930 et écrivain préférée de son père, Chu Hsi-ning. Ce dernier, militaire et écrivain lui-même, ayant dû fuir le continent après la défaite de Chang Kai-shek, avait emporté à Taïwan l’œuvre de Zhang Ailing. Sa vénération pour cette femme de lettres au parfum scandaleux le conduira à accueillir dans la cellule familiale Hu Lancheng, le premier mari de Zhang Ailing, ex-collaborateur des Japonais. Hu Lancheng deviendra le professeur particulier de ses filles, Chu Tien-wen et sa sœur Chu Tien-xin, également écrivain. À son départ, les deux sœurs créèrent la revue littéraire Sansan et leur maison d’édition. Si ce culte du passé et de la Chine ancienne transmis par leurs aînés, lettrés classiques, a été formateur et a marqué durablement les esprits des deux jeunes Taïwanaises, sans doute a-t-il aussi été sclérosant. Il fallait que Chu Tien-wen s’en affranchisse pour trouver sa propre voie.
Pourquoi innovation ?
La prise de conscience et de distance critique vis-à-vis du passé s’incarne dans la rencontre entre Chu Tien-wen et le réalisateur Hou Hsiao-Hsien avec qui elle coopère en tant que scénariste depuis 1981 et pas moins de 17 films. Cette expérience cinématographique et sa participation à l’éclosion du cinéma d’auteur à Taïwan transforme son approche de l’écriture. Cela correspond aussi à une époque de libéralisation de l’île avec la levée de la loi martiale en 1987 et une recherche d’identité proprement taïwanaise. Avec Splendeur fin de siècle, paru en 1990, Chu Tien-wen s’éloigne de la romance pour créer un style plus contemporain, fragmenté, en phase avec la réalité – le monde qui l’entoure mêlé à la sienne – qui fait fusionner la grâce classique avec l’argot des rues tout en conservant en lame de fond cette mélancolie sourde des paradis perdus.
Splendeur, fin de siècle, recueil de huit nouvelles
En chinois « Shijimo de huali ». « Shijimo » est littéralement emprunté au français « Fin de siècle » pour exprimer la décadence, l’opulence, l’esthétisme et l’incertitude devant les changements de la société de la fin du XIXe siècle en Europe que Chu Tien-wen reprend à son compte pour aborder le XXe siècle finissant. Elle y dépeint la modernité de Taipei, la société de consommation, la culture urbaine, l’ouverture et ses retombées. À l’instar de ses personnages en mouvement perpétuel, son écriture est nerveuse, évocatrice de la fracture entre valeurs traditionnelles et nouveaux modes de vie : un présent ininterrompu teinté de désenchantement, mais pourtant incroyablement vivant et coloré. Elle procède par collages et utilise des éléments d’actualité pour dresser le portrait de ses personnages. Elle offre une vision contrastée de la post-modernité et d’un monde dans lequel les symboles de la culture pop dominent et altèrent la réalité.
« Splendeur fin de siècle », la nouvelle
Mia est une jeune top modèle dotée d’une sensibilité particulières aux odeurs et aux couleurs. Elle revisite par leur prisme les tendances de la haute couture liées aux courants artistiques et musicaux de chaque saison et revit des souvenirs personnels. Madonna et « Material Girl », le moonwalk de Michael Jackson, la mode androgyne de Comme des garçons, le style bohème et post-punk de Yamamoto et Issey Miyake, la peur du Sida. À 25 ans, Mia se sent déjà vieille, assagie par sa relation stable avec un architecte plus âgé. Entre toutes ses considérations esthétiques, elle prend conscience que c’est en cultivant son jardin au propre comme au figuré – développer ses compétences pour subvenir à ses besoins en restant en accord avec sa nature – qu’elle demeurera une femme indépendante.
Bâtie autour des émotions de Mia et du rythme insufflé par l’effervescence d’un Taipei ultra dynamique, l’histoire défie les codes narratifs traditionnels. D’abord, la temporalité du récit ne suit pas l’ordre chronologique. C’est un grand chaos dans lequel le lecteur navigue en suivant les impressions et les expériences visuelles, olfactives, sensorielles et référentielles de sa narratrice. Par exemple, Mia tombe amoureuse du « gris romantique » de Duan (ses cheveux poivre et sel); le parfum de la menthe lui rappelle un défilé été; un coucher de soleil sur l’horizon de Taipei, le film Amadeus; elle évoque Klimt, Monet, Galliano, Prince, etc. Ensuite, la linéarité est abolie au profit de collages et de surimpressions qui restituent notre perception fragmentée, pluridimensionnelle, multi-directionnelle, avec un effet zapping, parfois halluciné de nos ressentis dans une pulsation urbaine accélérée qui bat au centre des gratte-ciels et des technologies de pointe et au rythme des néons multicolores et des panneaux publicitaires.
Avec la consommation d’images et de symboles plus que des objets eux-mêmes, l’identité se construit sur l’utilisation des biens qui deviennent style de vie. Loin d’être une victime, Mia esthétise la vie de tous les jours. Elle change continuellement de goût et de look, prend des poses, et bien que le récit ne soit pas linéaire, son caractère évolue avec le temps. On peut discerner trois temps dans la transformation de Mia : le matérialisme de ses 18 ans (elle concourt pour le « look Madonna »), l’avidité de ses 20 ans (faire de l’argent, être la reine), la spiritualité de ses 25 ans (expérimenter, créer et survivre). On pourrait y voir un lien avec les temps de maturation de Chu Tien-wen : l’éducation et la formation classiques héritées du continent, l’ancrage à Taïwan et l’indépendance financière acquise grâce aux scénarios, et l’accomplissement par la création littéraire.
CATHERINE CHARMANT et DENG XINNAN ont traduit du chinois (Taïwan) Splendeur fin de siècle, une nouvelle de CHU TIEN-WEN à découvrir dans les pages du numéro 2 de Jentayu.
Illustration © Deng Xinnan.