Numéro 9 Exil

Les herbes folles

Entretien

YIN LING, VOTRE ÉCRITURE trouve sa source dans le déracinement, la douleur du souvenir. Quelle origine lui donnez-vous, et sous quelle forme littéraire depuis les années 1960 ?

YIN LING : Je ne sais pas si vous pourrez croire ou non que l’idée, ou le sentiment, ou, comme vous dites, la source du « déracinement », du « sans-racine », est née très tôt dans mon cœur, dans ma pensée, dans mon âme quand j’étais enfant. Je suis née à My Tho, une petite ville à 75 km au sud de Saigon. Mon père y avait ouvert une pharmacie médicale chinoise. Il avait eu l’idée de fixer une plate-forme de longues planches de bois qui se croisaient au-dessus de notre petite cour, laissant beaucoup de carrés vides pour que les rayons du soleil puissent entrer. Les beaux jours, nous sortions de très grands paniers plats portant de nombreux médicaments chinois à base de plantes. Nous faisions sécher ces petites feuilles, ces petites racines sous le grand soleil, puis nous préparions les médicaments nécessaires. Dans le soir chaud, là-bas, à l’heure de se coucher, mon père nous racontait des histoires de son pays natal, Da Pu, dans la province de Canton. Il était marqué lui-même dans sa petite enfance par l’exil, la pauvreté, les transferts d’argent vers la Chine. Pour ma part, j’ai subi avec les membres de la communauté chinoise un rejet plus ou moins violent de la part des enfants vietnamiens. Le chagrin du déracinement s’est donc prolongé de lui à moi, avec la nostalgie d’un pays originaire qu’à l’époque je ne connaissais pas. Mon évolution stylistique a suivi les événements qui m’ont affectée : après la disparition de tous ceux qui m’étaient chers au Vietnam, entre 1969 et 1985, j’ai arrêté d’écrire de la prose et mes poèmes sont devenus plus profonds et plus durs. Vers 2000, je suis revenue à la prose pour un journal, qui me demandait un texte autobiographique sur ma jeunesse passée dans la guerre.

Quel est votre souvenir littéraire le plus ancien ? Quels auteurs aurez-vous préféré dans votre existence ?

J’ai commencé très tôt la lecture d’œuvres littéraires, à My Tho, avec des œuvres chinoises des années 1930 et des livres importés de Hong Kong. Je lisais aussi des journaux chinois. Sans connaître tous les caractères chinois, dans les romans, je comprenais alors le sens général. La poétesse Bing Xin (冰心) et le poète Xu Zhimo (徐志摩) m’ont donné le courage d’essayer de composer des poèmes ; j’ajoute Lao She (老舍), avec ses romans typiquement pékinois, et Ding Ling (丁玲), Ba Jin (巴金), Lu Xun (鲁迅), Shen Congwen (沈從文)… Mon père a eu une influence décisive en m’apportant les romans étrangers. Avec le Shuǐ hǔ Zhuàn (水浒传, Au bord de l’eau), je me suis plongée dans la lecture des grands romans. Je me suis également ouverte au cinéma étranger (indien, français, américain, italien) et j’ai poursuivi mes études au lycée franco-chinois de Saigon, découvrant la littérature française des XIXe et XXe siècles, et celle du Vietnam : Hồ Xuân Hương et Bà Huyện Thanh Quan, puis Nhất Linh. J’ai aussi lu tout ce qui pouvait me parvenir de Taïwan, Lin Ling (林玲), Rong Zi (蓉子), Lo Fu  (洛夫), entre autres. Mon admiration va cependant avant tout aux grands classiques chinois. Mais celle qui m’a le plus influencé est sans doute Eileen Chang (张爱玲). Il y en aurait beaucoup à ajouter…

Quelles fenêtres la connaissance, plus ou moins approfondie, de plusieurs langues, ouvre-t-elle à votre poésie ?

Le chemin de mes études est marqué d’abord par la poésie chinoise, vietnamienne, française. Chaque fois que je change de lieu de vie, toujours quelque chose de nouveau vient à moi, l’horizon devient plus attirant, plus grand, plus large, plus riche. Mon père m’a apporté beaucoup de ce point de vue : le dialecte hakka de Chine ; la façon de chanter des chansons populaires de cette région, y compris les sentiments d’amitié et d’amour. Lors des travaux des champs, on peut composer rapidement des vers pleins de pensée amoureuse pour l’autre, en espérant qu’il ou elle comprendra. Au Vietnam, les femmes ont le talent de composer des chansons de 6 mots au premier vers, 8 mots au second, ainsi de suite… pour exprimer ce que ressent leur cœur, bonheur ou malheur. J’ai appris beaucoup de ma grand-mère maternelle, qui était de ce pays. Je me souviens aussi des cartes de mon père sur les grandes villes de Chine, où je regardais souvent les rues de Shanghai et de Hangzhou, dont j’essayais de m’imaginer les 10 panoramas. Je traduits également depuis l’adolescence : l’histoire d’Andréï Makine, dont j’ai traduit Le testament français en chinois, m’a particulièrement touchée.

Vous donnez-vous un rapport poétique à l’Histoire à travers l’histoire vécue ?

Après la chute du Sud Vietnam le 30 avril 1975, après des années de guerre, de séparation avec ma famille, je suis tombée dans un puits de noirceur, profond, sans lumière ni bruit, et mes cheveux ont brusquement blanchi. J’ai refusé d’écrire pendant 10 ans. Fin 1986, quand j’ai revu mes amis écrivains, rédacteurs, éditeurs, tout le monde m’a encouragé à revenir à la littérature. Difficilement, le cœur en miettes, je me suis forcée à écrire sur la guerre que je voulais oublier. Je veux être témoin. Les hommes oublieront vite que le peuple vietnamien a dû supporter une douleur terrible sans savoir pourquoi, pour qui, et si longtemps. La guerre continue sans s’arrêter, pour un peuple ici, un autre ailleurs. La mort, la blessure, le mal, la souffrance, tout cela se répète. Je m’impose d’écrire, avec ou sans lecteur, pour ce témoignage. Je me souviens des poudres « arrosées » par l’armée américaine dans les forêts pour faire mourir toute verdure. Combien de bébés mal formés, sans bras ou jambes, sans yeux, ou avec un visage comme une pâte de farine, difformes, ont été abandonnés et sont morts à cause de ces poudres ? Avec un seul petit crayon, une voix m’ordonne d’écrire, je ne dirais pas « l’Histoire », mais quelques pages de cette guerre qui a duré 20 ans, détruit un pays entier, torturé et appauvri un peuple, qui ne demandait rien de tout ça. Leur malheur s’est prolongé toute leur vie. Il faut avoir vécu tous ces événements pour savoir ce que signifient les mots « guerre », « victoire », « chute » et, pour une grande partie du peuple ordinaire, le « rien » du résultat depuis.

La décentration de vos textes a, aujourd’hui, quelque chose d’exemplaire. Peut-on dire que vous la poursuivez volontairement, peut-être par fidélité avec votre origine « sans-racine » ?

Pour moi, les nouvelles technologies ne permettent pas une vraie décentration. C’est une chose difficile. Après tous mes voyages, je trouve la distance entre les âmes plus importante que jamais. La facilité du déplacement et d’internet n’améliorent rien. Je ne suis pas très optimiste sur ce sujet.

J’ai quitté Saigon le 17 septembre 1969, et je pensais au début, après avoir obtenu mes diplômes, retourner là-bas. Mais non. La « maison », le « chez moi » a disparu. Partir a été pour moi mourir complètement. Je mène depuis une vie souvent solitaire, nomade, dans des logements temporaires, villes ou villages, pays différents, selon ce que je trouve à ce moment-là. L’exil ou le déracinement existe dans ma pensée depuis l’enfance. Il me semble que la vie humaine est une barque sur un lac, ou un océan, à chacun sa manière de maîtriser la direction de son désir. Je ne recherche pas la douleur de l’exil, je me sens dedans, par ce que j’ai subi, et qui revient très souvent à ma pensée, avec tous ses détails, exactement comme il en a été dans le passé. Il ne s’agit pas d’aller vers l’autre, de fidélité au passé, à mes origines : je n’ai jamais pu chasser tout ce qui est gravé dans ma mémoire ; c’est une contrainte. Depuis la bataille commencée le 30 janvier 1968, je n’ai jamais pu m’endormir sereinement, il m’a fallu prendre des somnifères chaque nuit, et cela continue malgré mon âge. Il me reste plus que des traces du passé, il revient sans cesse de façon douloureuse.

YIN LING est l’auteure de Les herbes follesLa fleur prise au miroir et Le détroit, trois poèmes traduits du chinois (Taïwan-Vietnam) par l’auteure et BENOIT SUDREAU à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 9 de Jentayu.

Propos recueillis par Benoit Sudreau. Photo : © Trey Ratcliff.