Numéro 9 Exil

La danse des démons

Entretien

HAMID, VOTRE DERNIER ROMAN Jinlar Bazmi (paru en anglais sous le titre de The Devils’ Dance chez Tilted Axis Press en 2018 et récompensé du EBRD Literature Prize en 2019) raconte l’histoire des écrivains et intellectuels ouzbeks qui, s’inspirant des idées réformistes du mouvement du Jadidisme, s’étaient efforcés au début du XXe siècle de moderniser la société ouzbèke. La plupart d’entre eux furent rapidement éliminés physiquement pendant les répressions staliniennes des années 30, tout comme votre héros principal,  Abdoulla Qodiriy, personnage historique, qui essaie de recréer dans sa tête le manuscrit qu’on lui a confisqué alors qu’il se trouve en prison. Toute mention des Jadidistes et de leurs œuvres fut par la suite interdite à l’époque soviétique. Votre propre roman Jinlar Bazmi a été publié en Ouzbékistan sans votre accord direct, et a très vite été retiré de la circulation. Pouvez-vous nous éclairer sur le rôle joué par les Jadids dans leur lutte contre la colonisation soviétique, et sur ce qu’ils représentent aujourd’hui en Ouzbékistan ?

HAMID ISMAÏLOV : Le mot jadid signifie nouveau en arabe, et s’oppose au terme de qadim qui veut dire vieux, ou ancien. La Jadidiya fut un mouvement de la réforme islamique qui débuta dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’idée des Jadids était de réformer l’islam pour faire face aux défis de la modernité, de la Révolution industrielle, de l’État de droit, de l’éducation qui avaient rendu l’Occident si puissant à leurs yeux. Il faut bien comprendre qu’ils ne rejetaient pas l’islam, mais essayaient de le repenser et de l’adapter aux temps modernes. On entend dire en Occident tout comme dans le monde musulman qu’islam et modernité, ou islam et science sont incompatibles, ce qui est parfaitement faux. Il suffit de se remémorer Al Farabi, Avicenne, Al Khorezmi (qui a donné son nom au terme algorithme), qui étaient à la pointe du développement scientifique au Moyen-Âge et qui par ailleurs sont tous originaires d’Asie centrale.
Malheureusement, le pouvoir soviétique a éliminé tout esprit de réforme, et aujourd’hui, même si nos pays sont indépendants, nous nous retrouvons à une époque pré-jadid. La musique ou la science sont-elles halal ou haram, voilà le niveau des débats actuels, alors que les Jadids avaient déjà résolu ces questions dans les années 20.

L’Ouzbékistan traverse une période de changements sociaux, voire politiques depuis la mort d’Islam Karimov en 2016. Hélas, votre dernière tentative de revenir en Ouzbékistan s’est à nouveau soldée par un échec : vous avez été refoulé à la frontière. Pensez-vous que sous l’égide du nouveau Président Chavkat Mirzioïev le pays pourra-t-il s’ouvrir culturellement ? Quels échos vous parviennent à ce sujet ?

Il serait injuste de dénier l’existence de changements en Ouzbékistan ces dernières deux années. De nombreux prisonniers politiques ont été libérés. Le pays s’est ouvert à ses voisins alors que sous Karimov, l’Ouzbékistan était complètement isolé. Les médias connaissent un certain degré de liberté. Tout cela est positif. Mais on note aussi des tendances qui vont dans le sens contraire de cette libéralisation : le gouvernement a interdit de marquer le 80ème anniversaire de l’assassinat des principaux Jadids comme Abdoulla Qodiriy, Abdoulhamid Tcholpon, Abdouraouf Fitrat.
Malgré leurs différences, tous les leaders d’Asie centrale ne songent qu’à une chose : comment renforcer leur pouvoir absolu, et se débarrasser de toute forme d’opposition. Malheureusement cette tendance touche aujourd’hui l’Occident et reflète un paradoxe absolu : alors que nous sommes de plus en en plus libres de nous exprimer sur les réseaux sociaux, le pouvoir se concentre entre les mains d’une minorité de plus en plus réduite.

Vous êtes un écrivain bilingue ouzbek-russe, et on vous a traduit en plus de vingt langues. Quelle est votre expérience de la traduction ?

J’ai la chance d’être traduit par les meilleurs traducteurs dans ce domaine. Ils sont nombreux, je ne mentionnerai que Robert Chandler, mon premier traducteur en anglais, et Donald Rayfield, le dernier en date qui a traduit Jinlar Bazmi en anglais. Quand Robert Chandler traduisait mon roman Contes du chemin de fer, il m’a envoyé plus de deux mille emails pour vérifier sa traduction. Je considère mes traducteurs comme membres de ma famille élargie.

Vous intervenez souvent à des festivals littéraires, pouvez-vous nous dire ce qui définit un festival réussi, du point de vue d’un écrivain ?

C’est un cliché de dire que tout écrivain mène une vie solitaire, car il passe souvent plusieurs années à écrire un seul livre ; il a donc parfois besoin de s’exprimer en public. Surtout s’il n’est pas lu par un grand nombre de lecteurs et de lectrices. Je vais vous donner un exemple : récemment j’ai enquêté auprès de mes amis pour savoir qui avait lu L’homme sans qualités de Musil, un roman que j’avais lu il y a trente ans, et que je suis en train de relire. J’ai découvert que le film Le silence des agneaux reprend des scènes et des noms qui sont dans le roman, et je voulais donc en discuter avec quelqu’un qui connaîtrait l’œuvre de Musil. A part ma femme, je n’ai trouvé personne. Dans mon dernier roman, écrit en anglais mais pas encore publié, je cite le poète russe Youri Kouznetsov :

           Un jour, le soleil couchant
            Jettera son dernier éclat avant de disparaître à jamais
            Mais dans nos cœurs… dans nos cœurs, une plainte inexprimée subsiste
            Et l’homme est encore à la recherche d’un autre être humain

HAMID ISMAÏLOV est l’auteur de La danse des démons, un roman dont des extraits traduits de l’ouzbek par FILIP NOUBEL et NAZIR DJOUYANDOV sont à découvrir dans les pages du numéro 9 de Jentayu.

Propos recueillis et traduits par Filip Noubel. Illustration : © Odelia Tang.