Numéro 3 Dieux et Démons
Quatre numéros pour Éric Kwok
Extrait
ÉRIC KWOK N’ AVAIT que deux choses en tête. La première, qu’il allait épouser la voluptueuse Soo Lian, et la deuxième, comment obtenir l’argent pour le faire.
Évidemment, Éric faisait beaucoup d’efforts depuis deux mois. Il travaillait pour un imprimeur depuis plus d’un an, et recevait un salaire de base auquel se rajoutaient des commissions. Depuis sa rencontre avec Soo Lian en mars il avait redoublé d’ardeur au travail, poussant ses clients à imprimer davantage, davantage de papier à lettres à en-tête, davantage de brochures d’entreprise, davantage de bulletins – merde, même davantage de cartes de visite. Heureusement, il pouvait se permettre de le faire. Ses clients l’aimaient bien, ils appréciaient son allure soignée, son amabilité, les petits cadeaux qu’il leur faisait souvent.
Mais ça ne suffisait pas. Le solde de son compte en banque diminuait rapidement, en raison de l’enthousiasme de Soo Lian pour les robes Max Mara, les escarpins Ferragamo et les sacs à main Céline. Elle regardait ces objets en battant des cils avec tant de désir qu’Éric ne pouvait faire autrement que de lui sourire comme un toutou servile et de sortir sa carte American Express, qu’il avait récemment fait améliorer pour une carte Or en tirant quelques ficelles.
C’était un problème, mais les problèmes valaient le coup pour être avec Soo Lian. Son nom de scène était Veronica. Veronica le mannequin, qui défilait dans les hôtels et les centres commerciaux. Éric admirait ses multiples talents, elle savait jouer et chanter. Elle avait joué dans une publicité télévisée pour du lait et avait passé une audition pour un film chinois qui serait tourné à Penang. De temps en temps, elle donnait des spectacles de strip-tease privés pour les patrons d’entreprises d’État – c’était bien payé et c’était ainsi qu’elle avait découvert sa passion pour les articles de luxe qu’elle affectionnait.
Mais Éric lui avait demandé d’ arrêter. Je te les achèterai, chérie, avait-il dit. Tu n’as pas besoin de te déshabiller pour d’autres que moi. C’était bien joli, mais Éric ne se rendait pas compte du prix de ces objets de luxe. La première fois qu’elle avait acheté la robe noire en soie à la boutique de l’Hôtel Renaissance, Éric s’était presque étouffé avec son chewing-gum. Les repas étaient un autre problème. Cuisine française, italienne, méditerranéenne, japonaise, thaïlandaise – toujours dans des hôtels cinq étoiles, toujours avec une bouteille de grand cru.
Éric redoutait sa prochaine facture d’Amex. Il ne pouvait pas emprunter d’argent à sa famille. Ils n’en avaient pas. Et il ne pouvait emprunter à personne d’ autre, ni ses amis, ni personne. Il avait même demandé un découvert plus important au directeur de sa banque, mais on le lui avait refusé. Il y avait bien ces autres prêts, ceux pour lesquels on risquait de se faire tuer. Il refusait de s’engager là-dedans. Comme disait sa mère aux cheveux blancs, il était idiot, mais pas stupide.
Éric retournait sans cesse le problème dans sa tête. Qu’allait-il faire ? Il n’était pas question de quitter Soo Lian. Elle était son univers, son tout. Quand il la regardait s’avancer vers lui dans un lobby d’hôtel avec son sourire séducteur, une robe de soie drapée contre ses petits seins, il était au paradis. Mais il risquait de perdre ce paradis, et il n’était pas question que ça arrive.
Éric jouait au loto à quatre numéros depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait. Ce n’était pas grand-chose, quelques dollars par-ci par-là, une ou deux fois par mois quand il en avait envie, ou quand il passait devant le magasin. Il lui arrivait de gagner. Pas de grosses sommes, rien de spécial. Il n’avait certainement jamais considéré cela comme une source de revenus. Jusqu’au jour où il toucha une très grosse somme. Les circonstances de son gain changèrent tout.
(…)
TUNKU HALIM est l’auteur de Quatre numéros pour Éric Kwok, une nouvelle traduite de l’anglais (Malaisie) par Brigitte Bresson à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 3 de Jentayu.
Illustration © Katie Ying.