Numéro 1 Jeunesse et Identité(s)
Saynètes malaises
Entretien
ALFIAN, VOS TROIS NOUVELLES (« Le converti », « Perte de contact » et « Deux frères ») sont tirées du recueil de micronouvelles Malay Sketches (Ethos Books, 2012), qui dresse une série de portraits doux-amers de Singapouriens d’origine malaise. Comment vous est venue l’idée d’un tel recueil ? L’identité malaise en est-elle le sujet principal, ou bien celle de Singapour dans son ensemble ?
Alfian Sa’at : Le recueil est né de mon intérêt pour la forme de la micronouvelle. Dès que je me suis senti à l’aise avec cette forme, je me suis lancé dans la rédaction d’une série d’histoires centrées sur le thème de l’identité malaise à Singapour. Singapour est une société sinocentrique – sa population est à plus de 75% chinoise, et il est parfois difficile de corriger les idées reçues, comme celle selon laquelle Singapour serait en Chine, par exemple ! Dès lors, je vois ce recueil retraçant l’expérience des Malais de Singapour comme une réaction à cette sorte d’hégémonie culturelle, une façon de montrer que l’identité malaise fait partie intégrante de l’identité singapourienne, et n’est en rien autre ou accessoire.
Parlons de votre identité linguistique : vous êtes un Singapourien malais écrivant en anglais et vivant dans une ville-État dominée par le mandarin. Sans oublier le singlish… Quelle langue opère au plus profond de votre conscience ?
Il m’est difficile de répondre à cette question, car je crains de ne pas avoir la capacité d’auto-analyse suffisante pour cela ! Ce que je peux dire néanmoins, c’est que je parle en anglais et que je rêve en anglais. Avec mes parents, je parle malais. Par moments, le malais fait irruption sans prévenir : quand je suis dans un état de stress ou de douleur intense, je me mets à grommeler de façon ininterrompue en malais… En ce sens, le malais est peut-être une langue plus viscérale pour moi.
À l’image de l’un de vos personnages dans « Deux frères », vous sentez-vous plus à l’aise de l’autre côté de la frontière, en Malaisie, plutôt qu’à Singapour ? Pensez-vous qu’il s’agisse là d’un sentiment partagé, si ce n’est par vous, peut-être par une proportion croissante de Singapouriens d’origine malaise ?
Selon moi, c’est là un sujet que les Malais de Singapour n’aiment pas aborder publiquement. L’État singapourien en a fait un jeu de loyauté à somme nulle : se sentir à l’aise en Malaisie devrait obligatoirement signifier qu’on est mal à l’aise à Singapour. Pour cette raison, il y a un plafond de verre pour les Malais dans l’armée singapourienne, parce qu’on ne leur fait pas confiance dans le cas d’un conflit armé avec la Malaisie.
Il y a aussi la question de savoir si le fait de se sentir à l’aise en Malaisie se traduit nécessairement par un soutien inconditionnel au régime malaisien et à sa politique de ségrégation ethnique envers les minorités non malaises. Vous avez beau vous considérer comme un libéral de gauche, on vous accusera d’être secrètement ethnocentrique si vous dites aimer, en tant que Malais, passer du temps en Malaisie.
Je trouve tout cela risible, car l’on peut très bien se sentir à l’aise en Malaisie sans pour autant soutenir la politique du pays. Pour ma part, j’aime séjourner en Malaisie parce que j’y trouve une plus grande variété de nourriture halal, toutes les toilettes sont équipées de bidets et il y a des lieux de prière dans tous les bâtiments publics. Quand on grandit à Singapour en étant désigné comme issu d’une « minorité à problèmes », venir en Malaisie vous fait prendre conscience que les « défauts culturels » stigmatisés à Singapour sont ici vus comme des vertus : piété religieuse, familles nombreuses, rythme de vie plus calme, accent mis sur les interactions humaines plutôt que sur l’efficacité robotisée…
Alors oui, en tant que Malais, je me sens plus à l’aise en Malaisie, c’est une sensation telle que peut l’engendrer un déplacement des marges vers le centre (même si je sais que cette sensation n’est que passagère et illusoire car je ne suis pas Malaisien et je ne bénéficie de presque aucune de leurs mesures en faveur des Bumiputra [ndt: « Fils du sol »]). J’aimerais que les Singapouriens ne voient pas cela comme une sorte de dénonciation de l’« idéal multiracial » tel qu’il est promu sur notre île, mais plutôt comme une opportunité pour un membre d’une minorité de recouvrer une certaine forme de dignité.
Vous êtes d’abord et avant tout poète et dramaturge, mais vous écrivez aussi des nouvelles et vous avez récemment traduit le roman d’Isa Kamari, The Tower (Epigram Books, 2013), du malais vers l’anglais. Laquelle de ces formes d’écriture vous vient le plus naturellement ?
Difficile à dire, car je pense que la forme choisie relève en réalité d’un besoin à un moment spécifique de ma vie. Un désir ardent de compagnie me fera vaciller vers le théâtre – pour les discussions et les débats lors des répétitions, les concessions lorsque l’interprétation d’un collaborateur coïncide ou diverge de la vôtre… À l’inverse, un besoin plus pressant de contrôle sur le texte (et de solitude aussi !) me fait choisir la poésie ou la fiction. Je pense que la traduction se trouve au centre de ces deux pôles de sociabilité et de solitude – je travaille seul mais la voix de l’auteur m’accompagne.
Que signifie pour vous d’avoir pu traduire ce roman d’Isa Kamari ? D’autres traductions suivront-elles ?
Cela m’a permis d’explorer en profondeur l’art de traduire. Je pense que chaque traducteur a sa propre théorie sur ce qui fait une bonne traduction, que ce soit la fidélité littérale au texte ou, au contraire, une restitution plus libre. En ce qui me concerne, j’oscille encore entre ces deux positions : d’une part, j’aime m’en tenir à une traduction dépouillée au cours de laquelle je recherche les termes équivalents les plus proches dans la langue cible, et d’autre part je sens bien qu’il y a dans toute œuvre littéraire une sorte d’idéal platonicien qu’il est nécessaire de rendre au mieux (le texte source ne donnant que des indices tendant vers cet idéal, mais sans l’être lui-même).
Vous êtes encore très jeune mais vous occupez la scène littéraire singapourienne depuis déjà plusieurs années. À vos débuts, Singapour n’était encore qu’un lieu d’affaires où la culture n’avait que rarement son mot à dire. Les choses ont changé et Singapour s’enorgueillit désormais de son melting-pot de cultures et accueille de nombreux événements culturels, dont littéraires. Comment jugez-vous cette nouvelle orientation et que signifie-t-elle pour un écrivain comme vous ?
Je ne suis plus si jeune, j’approche de la quarantaine ! À vrai dire, je doute vraiment que Singapour révisera un jour complètement la prépondérance de son discours économique autour duquel sont structurés tous les autres discours. Il s’agit là d’une dimension inaltérable de sa condition : une île minuscule, pauvre en ressources et prétendument vulnérable sur le plan économique. Mon sentiment est qu’il y a bien une offre culturelle mais qu’elle reste encore fragile – si des coupes budgétaires devenaient nécessaires, les arts seraient les premiers à en souffrir. Dans les calculs de l’État, la culture n’occupe pas une place qui la rendrait essentielle à la vie de notre pays. Ceci étant dit, si le soutien étatique est une bonne chose, cela ne signifie pas pour autant que je cesserais d’écrire s’il venait à s’interrompre. Ce qui est fabuleux avec l’écriture, c’est qu’elle peut vivre de si peu de choses : pas besoin de studio, de lieu de répétition ou de représentation, d’outils et d’équipement hors de prix, etc. Nous écrirons au printemps et nous écrirons encore une fois venus les jours sombres de l’hiver.
ALFIAN SA’AT est l’auteur de Saynètes malaises, trois courtes nouvelles traduites de l’anglais par JÉRÔME BOUCHAUD à découvrir dans les pages du numéro 1 de Jentayu.
Illustration © Munkao