Entretien L'Avenir

Steaks en série

Numéro 10

VINA, POURQUOI AVOIR choisi la science-fiction comme moyen d’expression ?

VINA JIE-MIN PRASAD : L’une des raisons, peut-être, c’est que j’ai commencé à aimer ça dès mon plus jeune âge. Ghost in the Shell était diffusé sur le câble ici quand j’étais enfant. Après cela, j’ai emprunté Neon Genesis Evangelion et Serial Experiments : Lain dans la collection VHS de la bibliothèque. J’ai commencé à écrire de la fanfiction Star Trek quand j’avais dix-neuf ans, puis une chose en a amené une autre et voilà où j’en suis maintenant.
J’écrivais de mes propres mains depuis des années, mais j’ai eu la chance d’assister au Clarion West Writers’ Workshop peu après la publication de « Steaks en série ». Six semaines passées avec une cohorte d’autres auteurs de fiction spéculative m’ont aidé à me perfectionner, m’ont exposée à de nombreuses façons toutes différentes d’aborder le genre et m’ont permis de pousser les choses encore plus loin que je ne l’aurais jamais fait seule.
Grâce aux connaissances que j’y ai acquises (et aux amis qui m’ont beaucoup aidé !), j’ai récemment terminé une histoire difficile à classer. C’est super inspiré par le travail de H.P. Lovecraft et j’y ai incorporé quelques éléments de science-fiction, donc je suppose que la meilleure façon de la décrire, ce serait de dire que c’est de la science-fantasy. Je suis peut-être plus connue en ce moment pour mes nouvelles de science-fiction, mais j’espère continuer à expérimenter avec d’autres genres également.

Quelle est l’influence de Singapour, sa modernité, sa politique, son architecture, etc. sur vos écrits ? (Et pensez-vous que Singapour est elle-même une ville d’avenir, comme on le pense parfois en Europe ?)

Je préférerais ne pas trop entrer dans les détails ici – laisser les gens délimiter mon écriture à un ensemble fixe d’influences ou contribuer accidentellement à des stéréotypes bizarres sur Singapour est l’un de mes nombreux cauchemars. Car, de toute façon, oui, Singapour m’a influencée. J’ai grandi ici et j’y ai travaillé comme chercheuse en histoire pendant un certain temps. Personnellement, je n’y vois pas une ville d’avenir parce que je vis ici dans le présent, mais je comprends pourquoi d’autres peuvent le penser. Si vous souhaitez en savoir plus sur le passé de Singapour, je vous recommande vivement Singapore: A Biography de Mark R. Frost et Yu-Mei Balasingamchow pour les plus factuels (disponible uniquement en anglais), et pour les plus fictionnels, il y a la bande dessinée de Sonny Liew, The Art of Charlie Chan Hock Chye (dont il existe une édition française1).

Que pensez-vous de la technologie ? Vos travaux mettent souvent en scène la technologie (les imprimantes 3D de « Steaks en série », les robots de « Fandom for Robots »…), mais vous dites aussi que vous « travaillez contre le monde-machine ». Pouvez-vous nous expliquer cela ?

La citation elle-même est une référence à une histoire de James Tiptree Jr : « The women men don’t see »2. Je ne veux pas gâcher cette excellente histoire pour les lecteurs potentiels, mais, ce qu’elle dit, en gros, c’est que le patriarcat c’est nul. Dans ma fiction, j’aime penser à des façons intéressantes d’exploiter la technologie à des fins pour lesquelles elles n’étaient préalablement pas prévues. En général, je n’ai pas une haute opinion de la technologie si elle est privée d’une supervision et d’une réglementation adéquates, ni des technocrates arrogants souffrant du syndrome des ingénieurs, ni de beaucoup de choses liées aux start-ups.

Vos nouvelles contiennent beaucoup de références aux fandoms, à la scène musicale, à la scène gastronomique… Est-ce que vous vous considérez comme une fan ?

Je me considère comme une fan de bien des choses : j’ai fait de longs voyages juste pour voir des groupes que j’aime bien, j’ai fait la queue pendant des heures pour essayer des restaurants, et une bonne partie de ma vie à l’université a été consacrée à essayer d’équilibrer mon temps entre l’écriture de fanfiction et celle des différents essais que je devais rendre.
J’admire les œuvres qui sont influencées par un tas de concepts variés et qui vont jusqu’à créer quelque chose de nouveau avec eux – l’esthétique du film d’horreur et de la haute couture dans JoJo’s Bizarre Adventure, le serial-killer occidental obsédé par les fraises dans Golden Kamuy, tout ce qui concerne Sense8… Je suppose que tout cela finit par s’infiltrer dans mon écriture. Je trouve cela extrêmement charmant que des créateurs aiment clairement certaines choses bien précises et meurent d’envie de les partager avec d’autres, et si certaines de ces choses sont apparues dans mon propre travail, j’en suis très heureuse.

VINA JIE-MIN PRASAD est l’auteure de la nouvelle Steaks en série, traduite de l’anglais (Singapour) par PATRICK DECHESNE et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 10 de Jentayu.

1. Charlie Chan Hock Chye une vie dessinée, Urban Comics, 2017

2. Traduite sous le titre « Vol 727 pour ailleurs » dans l’anthologie Fiction spécial n° 24 : Nouvelles Frontières (1ère série), éditions OPTA, 1975. La citation à laquelle Vina Jie-Min Prasad fait allusion est la suivante : « What women do is survive. We live by ones and twos in the chinks of your world-machine. »

Propos recueillis et traduits par Patrick Dechesne. Illustration © Hsu Hui-lan.