Numéro 1 Jeunesse et Identité(s)
Chinois des petites villes et campagnes d’Asie du Sud-Est
Note de lecture
INTRODUCTION GÉNÉRALE à l’exposition éponyme :
Les histoires des communautés chinoises dans les campagnes et petites villes d’Asie du Sud-Est doivent encore être compilées, ce qui pourrait affecter la légitimité de leur présence, comme l’écrit la chercheuse en sciences politiques Mary Somers Heidhues.
Mon travail, toujours en cours, constitue une tentative de rendre visible les histoires et cultures de ces communautés par le biais de la photographie. Par « petites villes », j’entends les zones urbaines qui ne sont plus considérées comme les villes dominantes d’une région, et plus particulièrement celles où le mode de vie rural est encore présent.
Dans les villages aux environs de Kampot, dans le sud du Cambodge, des paysans teochew récoltent des durians et vont les vendre à Phnom Penh, utilisant une partie des bénéfices pour financer l’école de Sok Eng (树英公校) et ainsi permettre aux jeunes générations de continuer à apprendre le mandarin à la campagne. En contraste, le delta du Mékong au sud du Vietnam s’apparente à une zone fluide où les Chinois continuent d’affluer et de repartir, à la manière de leurs lointains prédécesseurs arrivés au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Je garde à l’esprit que, dans tous ces lieux, le changement est omniprésent. Une génération plus tôt, les Cina Benteng (Chinois du Fort) de Tangerang, sur l’île de Java (Indonésie), vivaient des récoltes de leurs propres terres. Aujourd’hui, ces zones rurales sont bâties à des fins commerciales et résidentielles par des promoteurs immobiliers chinois de Jakarta, et les Cina Benteng seront bientôt déplacés, rendant presque impossible le maintien de leurs traditions.
Introduction à la section sur Tangerang, à l’ouest de Java :
En 1685, les Hollandais ont bâti un fort (benteng) dans le centre-ville actuel de Tangerang (丹格朗). Au fil des ans, les Chinois qui vivaient aux abords du fort, aujourd’hui démoli, ont commencé à se déterminer en tant que Cina Benteng (Chinois du Fort), comme l’explique David Kwa, spécialiste des cultures chinoises d’Indonésie. De nos jours, les Chinois qui vivent dans la campagne de Tangerang Regency s’auto-désignent également ainsi. Mais le terme comporte une connotation péjorative, les Chinois des villes appelant Cina Benteng ceux des campagnes, plus pauvres, plus sombres de peau et plus kasar (rugueux) qu’eux. Ironiquement, les Cina Benteng sont aussi vus par certaines citadins chinois comme les derniers porteurs des traditions Peranakan (« nés ici »), et leurs cérémonies de mariage prennent souvent des allures de spectacles exotiques et touristiques. La musique du Gambang Kromong, qui trouve ses origines au sein des communautés Cina Benteng, suggère qu’une acculturation s’est opérée au fil des siècles. Ses répertoires les plus anciens comportent des morceaux fusionnant des éléments chinois, sundanais et betawi.
Les rizières autrefois à la base de leur culture sont progressivement transformées en zones commerciales et résidentielles par des promoteurs immobiliers chinois de Jakarta. Parallèlement, les jeunes Cina Benteng se désintéressent de la culture du riz, lui préférant le confort d’un travail de bureau. La culture Cina Benteng en sera inévitablement affectée.
Introduction à la section sur Kampot, au sud du Cambodge :
Nichée en bord de fleuve, Kampot est une petite ville paisible aux nombreuses maisons chinoises de style colonial – pour certaines rénovées, d’autres délabrées –, notamment aux abords du vieux marché. Selon l’historienne Penny Edwards, la communauté teochew s’y est établie dès le début du XXe siècle. Le long de la route Tek Chhouu en direction des chutes d’eau, les villages de Snam Pram Pir (内巴), Ma Leng (马龙) et, de l’autre côté du fleuve, de Kamjay (甘再), sont à majorité peuplés de paysans teochew. Le célèbre poivre de Kampot y était cultivé en abondance il y a encore un siècle, selon Cheah Theng Khiv (谢腾虬 ; né en 1931 à Ma Leng). À l’indépendance du pays, les villageois chinois avaient cependant déjà commencé à planter des arbres à durians, ce qu’ils font encore aujourd’hui.
En interrogeant les villageois, je suis frappé par la résilience dont ils ont su faire preuve, en établissant des associations d’entraide et en réouvrant l’école publique de Sok Eng à Ma Leng en 1992. Dans les années 1930, le père de Cheah avait lui-même pris part à la fondation de cette école. À l’époque, on trouvait également une école publique Huaqiao (公立华侨学校) à Kamjay. Comme celle de Sok Eng, elle a fermé ses portes en 1970, mais n’a jamais réouvert depuis.
Introduction à la section sur le delta du Mékong, au sud du Vietnam :
Alors que je me trouvais sur le toit de l’hôtel Hai Yen à Ha Tien (何仙), frappé par un vent rugissant, je me demandais comment les premiers migrants s’étaient, en leur temps, représentés cette ville portuaire. Située dans la zone de « frontière des eaux », encore largement inhabitée quelque trois siècles plus tôt, Ha Tien est devenue un état avec son propre hinterland à la fin des années 1750, une transformation en grande partie liée à l’arrivée, vers la fin du XVIIe siècle, de l’aventurier cantonais Mac Cuu (鄚玖; ?-1735). Au XVIIIe siècle, les Chinois de part et d’autre de la « frontière des eaux » étaient pleinement engagés dans des conflits de suprématie territoriale contre les Khmers, les Vietnamiens et les Siamois. Mais bien après que la souveraineté a été établie dans la région, la frontière entre le Cambodge et le delta du Mékong est restée poreuse. Pendant les années 1970 par exemple, les Chinois du Cambodge ont fui les régimes successifs de Lon Nol et des Khmers Rouges pour rallier les villages au sud-est de Ha Tien.
Les années suivant la réunification ont engendré de dures épreuves pour le peuple vietnamien. En 1979, Huynh Anh Tuan (黄英俊 ; né en 1962 à Tra Vinh) a rejoint les innombrables « boat people » et a fui Tra Vinh (茶荣), laissant derrière lui ses parents. Huynh a fini par rejoindre les Pays-Bas, où il a rencontré une autre réfugiée vietnamienne avec laquelle il s’est marié depuis. Ensemble, ils se rendent désormais tous les ans à Tra Vinh. Quand je l’ai rencontré, il m’a fait la remarque que son fils Kevin avait tout juste neuf ans, le même âge que son propre père quand celui-ci avait quitté la Chine pour Tra Vinh en 1929.
ZHUANG WUBIN est l’auteur de Chinois des petites villes et campagnes d’Asie du Sud-Est, un essai photographique à découvrir dans les pages du numéro 1 de Jentayu.
Photo © JB.