Numéro 7 Histoire et Mémoire
Les dévoreurs de mots
Entretien
DOROTHY, VOTRE NOUVELLE « Les dévoreurs de mots » se déroule en différents endroits de villes différentes désignées par des années mais qui en fait sont une seule et même ville. (Quoiqu’elle ne soit pas nommée, on devine qu’il s’agit de Hong Kong à diverses étapes de son histoire récente.) Pourriez-vous nous dire comment cette intuition de « villes-années » au sein d’une même ville – et le sentiment de voyage dans le temps qu’elle crée – vous est venue ?
Dorothy Tse : Je ne me souviens pas d’où m’est venue cette idée, mais le géographe David Harvey a forgé le terme « espace-temps » et a suggéré que l’espace et le temps sont dynamiques et qu’il est impossible de les démêler. Je dirais qu’il y a des villes différentes dans des espaces-temps différents. Atlas de Dung Kai-cheung vient aussi à l’esprit. Ce roman intéressant joue beaucoup avec le temps et l’espace dans l’histoire de Hong Kong par la lecture créative de cartes.
Vous avez co-écrit A Dictionary of Two Cities (Un Dictionnaire de Deux Cités), d’où la nouvelle est extraite, en collaboration avec Hon Lai-chu. Comment vous est venue l’idée de travailler ensemble sur cet ouvrage en deux volumes ? Quel était le processus d’écriture entre vous deux ?
Les histoires de cet ouvrage sont d’abord parues dans le magazine littéraire hongkongais Fleurs des Lettres comme rubrique régulière de 2006 à 2011. Chaque mois, nous choisissions un caractère chinois et nous travaillions séparément à créer un mot nouveau ou une expression nouvelle et à fonder nos histoires sur l’observation de la ville. Hong Kong a connu de grands changements sociaux et politiques depuis les manifestations du 1er juillet 2003. Je me souviens que c’était une époque où on manifestait ensemble et on plaisantait sur la notion de « brainwashing », avec dans l’idée de décalotter le cerveau d’une personne pour le laver.
Vous êtes justement la fondatrice et rédactrice en chef de ce magazine littéraire Fleurs des Lettres qui paraît depuis plus de dix ans. Pouvez-vous nous dire quels effets ce rôle éditorial a pu avoir sur votre vision de la littérature de Hong Kong contemporaine ? Voire sur votre propre écriture ?
J’ai été rédactrice en chef du magazine les deux premières années. Le magazine a été fondé en 2006, et à l’époque il n’y avait pas beaucoup de plateformes pour que de nouveaux écrivains publient leurs travaux. Mon amie Siu Wah et moi-même pensions que c’était par les journaux littéraires qu’émergeaient des écrivains plus chevronnés et que lancer un magazine était notre responsabilité vis-à-vis de la nouvelle génération. En outre, les journaux littéraires traditionnels avaient des couleurs tristes et n’étaient pas très attrayants pour les lecteurs jeunes, aussi on voulait apporter une nouvelle vision de la littérature et la rendre plus visible dans la société. C’est par le magazine que j’ai rencontré un groupe d’excellents jeunes écrivains, érudits et artistes qui partageaient les mêmes idées et la même esthétique, et nous sommes toujours amis et partenaires aujourd’hui. Je pense que le magazine m’a affectée davantage en termes de mes relations avec les futurs écrivains et de ma participation aux événements littéraires que dans ma propre écriture.
En quoi écrire en shūmiànyǔ (书面语, chinois écrit standard) affecte-t-il, si c’est le cas, ce que vous écrivez et la façon dont vous transmettez vos histoires aux lecteurs ?
Dans ma vie quotidienne, je parle surtout le cantonais, qui est fort différent du chinois écrit. Parfois j’ai l’impression d’être deux personnes différentes quand j’utilise ces deux langues si différentes. J’aime assez cette séparation, car elle m’aide à créer une distance entre ma vie quotidienne et mon écriture. Vous pensez peut-être au chinois écrit comme à quelque chose d’officiel ou de formel, mais il devient un langage personnalisé dans l’acte d’écrire.
En 2015, vous avez écrit un article sur la littérature de Hong Kong dans le contexte de la Révolution des Parapluies, article frappant à la fois sur le rôle que la littérature peut jouer dans les mouvements sociaux et sur le rôle que Fleurs des Lettres a joué dans le mouvement même. Près de trois ans plus tard, quel rôle joue la littérature dans les changements sociopolitiques rapides que connaît Hong Kong ?
Je ne suis pas sûre où vont nous mener les changements sociopolitiques de Hong Kong, non seulement en termes littéraires mais aussi à d’autres égards. Mais pour moi, la crise récente a eu un impact sur nous et nous sommes actuellement à un moment critique où des possibilités se sont ouvertes et nous avons l’occasion de repenser nos valeurs et notre mode de vie. J’aime ce que dit Walter Benjamin : « Peut-être que les révolutions sont une tentative par les passagers de ce train – en l’occurrence, l’espèce humaine – d’activer le freinage d’urgence. »
Dans une interview au Free Word Centre, vous avez mentionné que vous conceviez l’histoire en termes plus cycliques que linéaires, les événements tendant à se reproduire. Diriez-vous que suivre ces cycles fait partie de votre travail d’écrivain ? Vous considérez-vous d’une certaine façon comme une historienne ?
L’idée d’une histoire cyclique se basait sur mon expérience de Hong Kong voici bien des années selon laquelle je trouvais que la vision capitaliste du progrès n’était pas la bonne. Mon recueil Monthly Matters (《月事》, qui suggère le cycle menstruel) était fondé sur cette conception de l’histoire. Pour moi, toutefois, un écrivain n’est pas un historien mais un voyageur qui n’est pas lié à une théorie, mais vise des aventures et l’exploration d’endroits que personne n’a encore découverts.
DOROTHY TSE est l’auteure de Les dévoreurs de mots, une nouvelle traduite du chinois (Hong Kong) par CORALINE JORTAY et à découvrir dans les pages du numéro 7 de Jentayu.
Propos traduits par Marcel Barang. Illustration © Arief Witjaksana.