Numéro 5 Woks et Marmites

Le cinq à sept

Note de lecture

« LE CINQ À SEPT », QUI VOUS est proposé dans ce numéro de Jentayu, est une traduction française du poème « The Afternoon Affair ». Il s’agit du tout premier poème de spoken word de Melizarani T. Selva, poète, slameuse et journaliste malaisienne. Très certainement son texte le plus célèbre, il l’a conduite sur de nombreuses scènes slam d’Asie et d’Australie, et figure désormais en bonne place dans Taboo, son premier recueil de poèmes.

Si ce titre ainsi que le portrait de l’auteur en couverture (réalisé par l’artiste argentine Lupe Parada) invitent au silence, c’est bien évidemment pour mieux explorer les clichés, dénoncer les « inter-dits » et clamer haut et fort tout ce qui n’est pas censé être dit mais doit l’être.

Melizarani T. Selva déclare elle-même que cette œuvre est semi-autobiographique. Elle s’appuie sur des anecdotes pour réinventer et raconter des histoires susceptibles de toucher chacune et chacun, déclenchant ainsi la réflexion. Dans ce recueil, elle s’attaque à tout ce qui a pu mettre des barrières dans sa propre vie en tant que femme, indienne, à la peau brune, non-musulmane, comme le crie le vibrant « Woman ».

Taboo comporte majoritairement de longues pièces, au souffle ample, au rythme soutenu, qui prennent toute leur dimension dans le dit à haute voix, mais dont la lecture silencieuse ne manque pas d’intérêt. Ces pièces sont entrecoupées de poèmes plus courts, davantage introspectifs, telles de petites notes qui ne portent d’ailleurs pas de titre, juste des numéros. i à xvii s’égrènent tout au long du recueil et offrent des pauses quasi méditatives.

Le recueil est divisé en cinq parties, portant chacune le nom d’une divinité liée à un thème : Aditi, Aphrodite, Helen, Eve et Atlas.

  • Aditi, déesse mère des dieux dans la mythologie hindoue, rassemble des textes portant sur l’identité. L’auteur y parle de ses deux cultures d’Indienne et de Malaisienne, qu’elle assume pleinement, mais qui ne lui sont pas toujours reconnues.
    Dans cette partie, Melizarani T. Selva dénonce aussi la censure dans le court « i » qui évoque le Sedition Act. Le poème « Blank » aborde l’interdiction, en tant que non-musulmane, de prononcer ce « nom en A » (Allah). Et « My Country is a Man » interpelle sur l’omniprésence/omnipotence de l’homme dans la société.
    Mais, si elle n’a pas les faveurs de son pays en raison des choix qu’elle fait, l’auteur n’est pas toujours acceptée par sa propre communauté non plus, devenant ainsi « une minorité dans la minorité » (poème « Indiantity »).

  • Aphrodite est une partie d’aspect plus léger, dédiée à l’amour. « The Afternoon Affair » et « That Break Up Poem » sont en effet des petites bulles amusantes. Mais « Maharani », tout en étant comique, rappelle cette place de trophée, de symbole de l’honneur d’une famille que doit occuper une fille. Cet aspect était déjà présent dans « Fashion Nonsense » dans la partie précédente.
    Cependant, si elle dénonce régulièrement le déséquilibre entre hommes et femmes, pour l’auteur, c’est ensemble que ces deux êtres doivent marcher : « Et comme tous les hommes/ mon pays a besoin d’une femme […] et ensemble,/ nous ferons l’amour » dit-elle dans « My Country is a Man ». Et même si Maharani porte à sa taille une corde où sont enfilés sept cœurs brisés, Melizarani affirme avec espièglerie dans une note qu’« aucun homme n’a été maltraité pendant la création de ce poème ».

  • Dans Helen, qui fait référence à Hélène de Troie, Melizarani T. Selva lance un appel aux petites luttes du quotidien : puiser dans ses ressources intérieures pour se rebeller dans « Hero », assumer pleinement ce qu’on est en refusant de se blanchir la peau dans « Natural Beauty », dire ce qui doit être dit dans « Poet, Memorize This », ne pas se laisser faire, devenir ce que l’on est et au-delà, « jusqu’à ce que tu aimes la femme que tu es » dit-elle dans « Halves ».

  • Eve prolonge le mouvement amorcé dans Helen, avec la pleine acceptation de soi et la renaissance. Cette partie s’ouvre avec le poème « Courage » où cette force de caractère est personnifiée par une femme, la grand-mère de l’auteur. Dans Eve, Melizarani T. Selva incite à lutter contre les privilèges et l’ordre établi, notamment dans « Shoes ». À travers sa réhabilitation du personnage de Draupadi, elle veut rétablir la femme au cœur de la société.

  • Atlas clôt le recueil. Contrairement aux autres parties, celle-ci est placée sous l’égide non pas d’une figure féminine, mais masculine. L’unique texte qu’elle comporte est d’ailleurs centré non pas sur une femme, mais sur un petit garçon de neuf ans qui réinvente le monde. Atlas nous invite donc à la déconstruction de tout ce qui a été dit précédemment pour reconstruire l’avenir sous un ordre nouveau.

Taboo est le recueil d’une voix puissante qui refuse d’être bâillonnée, construit en crescendo, de la constatation des faits à la marche vers le renouveau. « The Afternoon Affair » est visible sur YouTube et vous fera apprécier le débit démentiel de Melizarani. Et, cerise sur le gâteau, sa version française « Le cinq à sept » est elle aussi disponible en ligne (réalisation : Sébastien Lamigou-Gratiaa/PixeL-G) !


PATRICIA HOUÉFA GRANGE a traduit de l’anglais (Malaisie) Le cinq à sept, un poème de MELIZARANI T. SELVA à découvrir dans les pages du numéro 5 de Jentayu.