Numéro 5 Woks et Marmites

Tuning et le tempeh

Extrait

LE DEUX-PIÈCES SITUÉ près du campus sentait le soja. Sa forte odeur était contenue à l’intérieur par des fenêtres bien fermées. Pendant l’hiver, les habitants n’ avaient pas le droit de les ouvrir car l’eau dans les canalisations risquait de geler. Cela pouvait faire éclater les conduites d’eau et de gaz. D’ autre part, il était difficile de les refermer, car de la glace s’ accumulait sur les joints.
La vapeur du soja en train de bouillir dans la grande casserole se répandait dans toute la pièce. Le soja cuit était disposé sur les plateaux alignés sur la table, en train de sécher. Le tempeh1 déjà prêt, qui était encore tiède, était disposé dans des tiroirs ouverts. Dans le salon, le plastique pour emballer le tempeh était éparpillé sur le bureau, sur les étagères, et les autres objets de la vie quotidienne étaient entassés n’importe où.
Dans un coin de ce salon en désordre, Tuning rangeait des livres dans un carton. Puis elle décrocha du mur une rangée de cadres de différentes tailles dans lesquels se trouvaient des photos de vacances en famille, entre autres devant le château de Cendrillon, au Disneyland d’Orlando, en Floride, devant le portail des Studios Universal en Californie, et sur un bateau en bas des chutes du Niagara.
« Oui, il est temps que je rentre au village, murmura Mbak2 Tun en rangeant les cadres dans le carton et en les recouvrant d’une couche de papier journal.
– Comment ça, rentrer ? Tu es déportée ? » dis-je pour la taquiner, alors que j’étais venue chez elle en fin d’ après-midi pour acheter du tempeh.
Cette Javanaise était réputée pour la qualité de son tempeh. Il était ferme et savoureux, loué et apprécié, 100% à base de gros grains de soja, emballé dans du plastique alimentaire de 18×15 centimètres, vendu à 3 dollars la portion.
Mbak Tun secoua la tête. « C’est que Mas3 Din a déjà fini sa thèse.
– Ouah, c’est super ! » dis-je en écarquillant les yeux, enthousiaste.
Mais elle répondit d’une voix étranglée : « Si j’ avais le choix, je préférerais rester ici et développer mon commerce de tempeh…
– C’est sûr que tes habitués seraient contents si tu ne rentrais pas. Moi aussi, je pourrais continuer à savourer ton tempeh doux et épicé. Allez, ce n’est pas la peine de rentrer avec lui.
– Si Mas Din rentre, je suis bien obligée de le suivre. C’est bien parce que mon mari a eu une bourse que j’ ai eu mon visa. Mais je suis triste de devoir abandonner mon commerce qui marche si bien », dit Mbak Tun en essuyant les larmes qui lui montaient aux yeux.
Mbak Tun se définissait volontiers comme une simple villageoise qui, sans le faire exprès, avait touché le jackpot grâce au tempeh. « J’ ai toujours été une épouse, plaisantait-elle, et c’est seulement maintenant que le fruit de mon labeur me rapporte de l’ argent, en vendant du tempeh à l’étranger ; en plus c’est par hasard que j’ ai découvert ce débouché.
« Quand j’étais au pays, ma vie dépendait du salaire de fonctionnaire de mon mari. Tous les jours j’étais à la maison, à faire le ménage, m’occuper de mon enfant, et de temps en temps j’ allais à la tontine communale. J’ acceptais tout sans jamais me plaindre. Je pensais que c’était comme ça que ma vie devait être. Mais apparemment c’est plus agréable de faire quelque chose et de gagner de l’ argent, n’est-ce pas ? » expliqua-t-elle.

(…)

IDA AHDIAH est l’auteur de Tuning et le tempeh, une nouvelle traduite de l’indonésien par LAURA LAMPACH à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 5 de Jentayu.

1. Pâte de graines de soja fermentées.

2. « Sœur », appellatif féminin.

3. « Frère », appellatif masculin.

Illustration © Sith Zâm.