Numéro 6 Amours et Sensualités
Appelez-moi Heena
Note de lecture
« Je me sens telle une sirène. Mon corps me dit que je suis homme, mon âme que je suis femme. Je suis comme une fleur de papier qu’on regardera toujours de loin, sans vouloir la toucher, sans parfum qui nous la ferait aimer. »
— Heena, 51 ans (Dacca, Bangladesh, 2012)
Hijra, un terme d’Asie du Sud pour lequel il n’existe pas d’équivalent exact dans la taxonomie de genre occidentale moderne, désigne une personne de sexe masculin à la naissance, mais avec une identité féminine et adoptant des rôles de genre féminins. Les hijras ont souvent été grossièrement étiquetés en tant qu’hermaphrodites, eunuques, transgenres ou transsexuels dans la littérature spécialisée. Aujourd’hui, on les désigne du terme plus justifié de « troisième genre ». Mais, au-delà d’une simple définition biologique, les hijras sont, en tant que minorité, un phénomène social réel, depuis longtemps ancré dans l’histoire du sous-continent asiatique. Pourtant, leur intégration sociale et leurs conditions de vie varient grandement d’un pays à l’autre, entre le Bangladesh, l’Inde et le Pakistan. Leur situtation est peut-être la plus difficile au Bangladesh, où un grand nombre d’hijras sont obligés de quitter leur pays natal pour émigrer en Inde.
Si leurs origines sociales ou familiales sont des plus variées, les hijras ressentent surtout un sentiment d’appartenance à leur propre groupe. Ce groupe leur fournit le refuge propre à une famille et la chaleur des relations humaines. En dehors de leur communauté, les hijras font face à une discrimination et à un mépris constants et omniprésents.
Selon la tradition, les hijras gagnaient leur vie en accordant leur bénédiction aux foyers en quite de prospérité et de fertilité. De par la proximité geographique et culturelle des pays du sous-continent asiatique, cette croyance d’origine hindoue s’est faite une place dans la culture musulmane du Bangladesh. Mais les temps ont changé et les hijras ont perdu le prestige presque sacré qui était autrefois le leur. Aujourd’hui, ils obtiennent de quoi vivre en récoltant l’aumône dans les magasins, les bus ou les trains, ainsi qu’en se prostituant. Ils n’ont aucune chance de mener une existence normale. Aucune école, aucun temple ne les accepte, et aucune organisation gouvernementale ou privée ne souhaite les compter parmi leurs employés. Ils n’ont aucun recours possible à la justice locale, et aucun accès au système de sécurité sociale.
Comme presque tout un chacun dans la société bangladaise, j’ai grandi avec cette idée que les hijras étaient moins que des humains. Leurs habitudes, leur mode de vie, leur apparence même les rendaient notoirement différents et déviants, comme frappés du sceau de l’aberration biologique. Puis j’ai fait la rencontre de Heena, et elle m’a montré à quel point je me trompais. Elle m’a accueillie dans sa vie, dans son monde, et m’a aidée à dépasser le mot hijra pour voir en elle et dans les membres de sa communauté, toutes les mères, filles, amies et amantes qu’elles sont en réalité.
J’ai débuté ce projet personnel en juillet 2012 et il est encore en cours aujourd’hui. Grâce à mon travail, j’ai pu gagner les cœurs et la confiance de nombreux hijras, ce qui, je l’espère, transparaît à travers mes photographies. Pour connaître l’histoire dans sa totalité, mon travail se doit d’être poursuivi, afin de continuer à faire entendre la voix de ces personnes que l’on n’écoute pas. La photographie a toujours été un outil essentiel pour questionner les différentes formes de stigmatisation sociale, les nombreuses réalités de notre monde. J’espère que mon travail photographique aidera les hijras à se faire une plus grande place dans cette société claustrophobique qui est la nôtre, et à trouver de nouveaux amis dans leur monde d’ordinaire si solitaire.
SHAHRIA SHARMIN est l’auteure de Appelez-moi Heena, un essai photographique à découvrir dans son intégralité dans les pages du numéro 6 de Jentayu.
Photo © Shahria Sharmin.