Numéro 4 Cartes et Territoires

Frontières éphémères

Édito

TOUTE FRONTIÈRE imaginée par l’homme est le fruit d’un arbitraire. En d’autres termes, elle n’est qu’une construction intellectuelle, une illusion, un mirage constamment pris en défaut par des facteurs sur lesquels l’homme, malgré ses prétentions de grand ordonnateur, n’a pas d’emprise. Une frontière pourra être presque tangible un jour, réduite à néant le lendemain, avant de se voir redessinée par d’autres, ailleurs. De ce constat, on déduit que tout ce qui découle d’une « appartenance », d’un attachement à des frontières ne sera jamais, au mieux, qu’une abstraction fédératrice, au pire, qu’une vaste et dangereuse supercherie. Nationalités, passeports, cartes, drapeaux… Autant d’idées et de déclinaisons d’idées ô combien puissantes mais finalement creuses desquelles nous dépendons tous au quotidien et auxquelles sont asservies tant de vies.

C’est de la profonde irréalité de cette expérience d’« appartenance » – et donc, de la profonde réalité de son inconstance, voire de son inconsistance – dont il est en grande partie question dans les textes et photographies venus de neuf pays d’Asie et rassemblés dans ce quatrième numéro de Jentayu. Quel symbole plus fort que la Grande Muraille de Chine pour démontrer l’étendue de la vanité humaine ? L’écrivain chinois Han Song s’en amuse en imaginant la découverte d’autres tronçons de murailles… aux États-Unis, jetant un trouble immense chez ce touriste chinois et provoquant l’effondrement de quelques certitudes. Chez l’auteur indien Prajwal Parajuly, c’est le déplacement forcé – et bien réel – de dizaines de milliers de Bhoutanais d’ethnie népalaise hors du Bhoutan, qui illustre l’impermanence d’une « terre à soi » et les caprices absurdes des hommes. Même son de cloche chez l’écrivain malaisien Faisal Tehrani, qui dénonce dans son dernier roman l’intrusion violente des intérêts financiers sur les terres ancestrales du peuple penan, dans les forêts de l’île de Bornéo. Comme l’écrit le poète thaïlandais Zakariya Amataya, « il doit y avoir un malentendu en ce monde »…

De passeport, il en est question dans la micronouvelle de Noelle Q. de Jesus, écrivain philippine installée à Singapour et, à ce titre, témoin privilégiée des conditions de travail souvent difficiles réservées aux employées de maison immigrées, notamment philippines. En écho à ce court texte, l’essai photographique de la Bangladaise Jannatul Mawa nous montre les distances – les gouffres, souvent – instaurées au sein d’une seule et même société, au nom d’un douteux concept de supériorité de classe. Construction sociale féodale, encore renforcée par l’expérience coloniale : c’est aussi l’impression qui ressort de la lecture de la nouvelle de Gregorio C. Brillantes, avec des Philippines qui, même en l’an 2069, semblent ne s’être extirpées ni de leur pauvreté chronique, ni de leur tutelle américaine. L’Histoire ne nous apprend-elle rien ? La vieille Malacca, un temps au centre du monde, en a subi les foudres mais se réinvente cahin-caha, comme l’écrit Rehman Rashid, recyclant des mythes fondateurs devenus trop grands pour elle. Quant aux cartes, les auteurs Tsering Woeser et Dung Kai-cheung, Chinois des franges, nous en parlent de façon poétique et philosophique, revisitant la multiplicité des histoires, parfois saugrenues, qui ont menées à leur élaboration et égratignant au passage leur revendication d’authenticité.

Comment alors transcender cette irréalité de l’« appartenance » ? Comment sortir des concepts pour se sentir être pleinement, authentiquement, en harmonie avec ce qui nous entoure ? Peut-être, comme le font les auteurs Li Juan et Liu Ka-shiang, en apprenant à nous immerger dans le lointain, le petit, l’insignifiant, en écrivant des hymnes à la beauté des lieux et des animaux. Ou alors en prenant exemple sur Pong, ce jeune aveugle imaginé par Korn Kraylat, qui derrière l’obscurité de ses paupières, se représente un monde rempli de couleurs et pour qui le moindre son, le moindre contact, le moindre échange est déjà une source de jouissance. Ne faire qu’un avec la nature et réprimer toute velléité de contrôle, d’organisation de ce qui est déjà intrinsèquement organisé. Car dame Nature ne se laisse pas faire : deux ans après le grand tremblement de terre, Haruki Murakami revient à Kobé, la ville où il a passé son adolescence, et nous montre toute la futilité de l’existence, toute la fragilité des souvenirs, devant de tels accès de violence. Face à l’engloutissement du temps, cartes et territoires perdent toute substance. Seuls les mots gardent quelque vérité.

Les éditions Jentayu tiennent à remercier toutes les personnes ayant accepté de faire partie de l’aventure de cette revue, et tout particulièrement les traducteurs qui ont généreusement donné de leur temps pour permettre à ce quatrième numéro de voir le jour, par ordre alphabétique : Loïc Aloisio, Marcel BarangJérôme BouchaudBrigitte Bresson, Benoîte DauvergneGilles DeloucheBrigitte Duzan, Gwennaël Gaffric, Patricia Houéfa Grange, Serge JardinMarie Laureillard, Hélène Morita et Filip Noubel.

Photo : Petrus Plancius (1594).