Numéro 7 Histoire et Mémoire
À la tombée du jour
Note de lecture
LAI HSIANG-YIN naît à Tainan, dans le sud de Taïwan, en 1969. En 1987, à l’âge de 18 ans, elle se fait remarquer avec sa nouvelle « La Grenouille ». Dans les années suivantes, elle écrit de nombreux récits courts, réunis en trois recueils, Le Traducteur (1995), Paysage dans le brouillard (1998) et Tao (2000), et reçoit plusieurs prix littéraires taiwanais importants, dont un prix Unitas et un prix Wu Cho-liu. À la fin des années 1990, Lai compte parmi les auteurs les plus prometteurs de l’île. C’est pourtant à ce moment-là qu’elle décide de poser la plume, ne revenant à l’écriture que quelques années plus tard. La nouvelle présentée dans ce numéro 7 de Jentayu, « À la tombée du jour » (2008), est l’une des premières œuvres de cette seconde période de création. Suivront un roman, Par la suite, récompensé en 2012 du prestigieux Prix de la littérature taïwanaise, et un recueil de nouvelles, Mort d’une jeune artiste, en 2016.
Nombre des œuvres les plus marquantes de Lai Hsiang-yin explorent dans un style incisif et mélancolique le point d’intersection mouvant entre mémoire individuelle et histoire collective. Ainsi en était-il déjà de « Zeelandia » (2000), dont la traduction a été publiée dans le numéro spécial de Jentayu « Taïwan » en 2016. Dans ce récit, la protagoniste revient dans sa ville natale de Tainan pour faire le deuil de son compagnon et d’une jeunesse militante, mêlant à des souvenirs personnels, où transparaissent les mutations sociales et politiques récentes de l’île, des considérations sur les trois derniers siècles d’histoire taïwanaise. Ainsi en est-il encore de la nouvelle « À la tombée du jour », tirée de son récent recueil.
Son personnage principal, Lin-san (autrement dit « monsieur Lin » en japonais, un surnom qui semble faire allusion à son séjour à Tokyo), est un ancien militant des années 1980. Son engagement passé et ses réflexions sur l’expérience qu’il a vécue l’associent à un quart de siècle d’histoire taïwanaise, période de transition qui voit le pays passer de la dictature des Chiang (Chiang Kaï-chek et son fils Chiang Ching-kuo) à un système démocratique performant, d’un état de semi-pauvreté à la prospérité économique, de la violence politique à l’ouverture sociale. Ce n’est pourtant pas l’optimisme et le sentiment du succès qui l’emportent chez Lin-san. Corruption, compromis coupables, détournement des valeurs apparaissent ici comme le revers du prodigieux progrès social, économique et politique accompli par le pays. La déception de Lin-san est loin d’être atypique. Nombreux sont les artistes taïwanais des années 1990 à avoir exprimé à travers leurs œuvres un désarroi proche du sien. Et les lecteurs de Jentayu qui ont pu découvrir dans les pages de son numéro 6 la nouvelle « Cette nuit-là » du Taïwanais Lin Yi-yun se souviendront d’une amertume assez semblable chez son personnage principal, un ancien militant des années 1980 qui noie ses regrets dans l’alcool et le sarcasme.
Le grand mérite de Lai Hsiang-yin dans « À la tombée du jour », c’est d’être parvenue à rendre vivant le destin collectif taïwanais à travers la peinture tout en finesse du drame intime de ses personnages. C’est en effet en tant qu’éléments d’un échec personnel, celui de Lin-san, que nous apparaissent certains des événements qui ont fait l’histoire récente de l’île. À la charnière de deux générations, celle de la loi martiale (1949-1987) et celle de la démocratisation, Lin-san, l’amateur de nakasi, un genre musical hérité de l’époque coloniale japonaise (1895-1945), porte en lui les lointains échos d’un passé longtemps nié par le régime sinocentré des Chiang. Jeune homme, il participe à la grande aventure des revues politiques de la dissidence qui accompagnèrent la fin du régime dictatorial. C’est ensuite le suicide retentissant de Cheng Nan-jung (alias Deng Nan-jung), héros de la démocratie formosane, qui le décide à abandonner la lutte et à s’installer au Japon. Lorsqu’il revient à Taïwan, ses anciens camarades, entrés entre-temps dans les rangs du PDP (Parti démocrate progessiste), la principale formation politique de l’île issue de la lutte pour la démocratie des années 1980, occupent des postes de pouvoir importants suite à la victoire de l’un des leurs, Chen Shui-bian, à l’élection présidentielle de 2000. Quant aux derniers mois de l’agonie de l’ancienne épouse de Lin-san, A-Chun, ils correspondent à l’époque de la campagne électorale mouvementée au terme de laquelle Chen obtint un second mandat de quatre ans à la tête du pays, malgré toutes les déceptions qu’avait fait naître le premier.
Mais peut-être qu’au-delà de cette histoire particulière si bien inscrite dans le contexte taïwanais, les lecteurs d’autres pays reconnaîtront dans la détresse de Lin-san les blessures de l’idéalisme déçu et percevront la dimension universelle qu’« À la tombée du jour » prend à travers la peinture de ce sentiment si profondément et tragiquement humain. Car, en définitive, c’est sans doute cela qui donne au texte de Lai Hiang-yin sa plus grande force.
MATTHIEU KOLATTE a traduit du chinois (Taïwan) À la tombée du jour, une nouvelle de LAI HSIANG-YIN à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 7 de Jentayu.
Illustration © Arief Witjaksana.