Mort En ces temps incertains
Le lac maudit
N° Covid-19
Le virus Nipah a été identifié pour la première fois en 1998 par une équipe de la faculté de médecine de l’Université Malaya, en Malaisie. Il porte le nom du village malaisien Sungai Nipah où s’est déclarée l’épidémie. Les porcs pouvant être affectés et devenir contagieux pour l’homme, des millions d’entre eux avaient été abattus par les autorités malaisiennes afin d’endiguer l’épidémie.
LES TEINTES DE LA NUIT se font plus profondes. Les rangs bien ordonnés de palmiers à huile, plantés il y a tout juste deux ans, se dressent sur la colline. Plus loin, dans la vallée environnante, on voit l’ombre indistincte des arbres et des bois d’hévéas. Encore plus loin, il y a un sentier qui relie les plantations à un lac bordé de plantes naines. Jadis l’eau était limpide comme un miroir, quand tombait le rideau de la nuit, les reflets de la lune moiraient sa surface, parfois elle attirait des jeunes gars, venus on ne sait d’où, qui faisaient halte et s’attardaient sur la rive. Mais à présent le lac est frappé de malédiction, ses eaux sont mortes, elles ont viré au noir. Au début elles ont dégagé une odeur désagréable, ensuite nauséabonde, puis elles se sont mises à puer la mort !
La malédiction continue encore aujourd’hui. La face ronde de la lune qui joue sur les flots a changé elle aussi, lugubre et sombre. Les jeunes, garçons et filles, ont depuis longtemps déserté ses bords.
« Il est hanté ce lac ! » avait déclaré un jeune homme qui un jour s’était aventuré jusqu’ici.
Les épaisses ténèbres de la nuit continuent de s’étendre à l’infini. Les cris des faisans sont plus courts, plus rapprochés. On est au cœur de la nuit. Entre les doigts d’un vieil homme se consume le mégot d’une cigarette. Il est plongé dans ses pensées depuis que le soleil s’est couché derrière la colline aux hévéas.
Accablé par le souci. C’est comme si un désastre était sur le point de fondre sur la famille. Il a beau avoir traversé bon nombre de coups durs, jamais le trouble n’a été aussi grand que cette fois.
« Cet endroit est trop vieux, partons. On ne peut plus vivre ici. »
Tels avaient été les mots que sa femme avait lancés avant de quitter la maison dans laquelle ils vivaient depuis trente ans, elle l’avait presque imploré puis laissé à lui-même ruminer sans fin sa solitude. Cette fois, il avait la nette impression de perdre des choses d’une valeur exceptionnelle. Il avait fondé un foyer il y a trente ans, et ce qu’il avait bâti, nourri, entretenu paraissait vaciller. Sa femme était maintenant partie, avec ses fils et ses filles, ses gendres, ses petits-enfants. Dans cette maison où quinze personnes avaient vécu, aujourd’hui il ne reste plus que lui.
Il avait vu tous les ustensiles, vêtements, oreillers, tables et chaises qui leur appartenaient être chargés un par un sur le gros camion de son gendre, qui servait d’habitude au transport des pierres. Il était assis seul sur le côté, impuissant. Toute la famille s’était affairée à rassembler les objets de valeur, on aurait dit des insectes venimeux enfermés ensemble dans une boîte, ensuite ils avaient balancé ça dans le camion : une valise, puis une autre, un panier puis un autre, un sac puis un autre. Le seul petit-fils qui faisait sa joie l’avait lui-même traité comme un étranger, il s’était joint à l’excitation générale, imitant les autres il avait emporté ceci, déménagé cela.
Une fois que tous les biens de la famille eurent été chargés, chacun à leur tour ils l’avaient appelé pour qu’il monte. D’abord ses fils, puis ses gendres et leurs épouses, ensuite ses petits-enfants avaient essayé de le prendre par les sentiments, et pour finir sa femme l’avait supplié. Mais il était resté inébranlable. Tantôt ses yeux se dirigeaient du côté de la plantation et il la balayait toute entière du regard, tantôt ils restaient attachés à la porcherie située à droite de la maison.
« C’est trop vieux ici, on n’est plus en sécurité, on ne peut plus vivre ici ! »
« Mais est-ce que ce n’est pas notre plantation, notre maison ? Cette plantation, cette maison, ce sont nos ancêtres qui nous les ont transmises, c’est l’héritage du sang et de la sueur. Déménager, et pour aller où ? »
À la pensée que sa femme n’avait plus de respect pour le travail et la peine que s’étaient donnés leurs ancêtres, il était entré dans une rage sans nom.
« Mais, Papa, la vie avant tout. L’oncle Chang est entré à l’hôpital juste hier, et ce matin c’était fini. Le chef du village a dit que quinze autres personnes étaient entrées à l’hôpital. Qu’est-ce que c’est que ce désastre ? Personne ne sait. Certains disent que c’est le Nipah, d’autre que c’est l’encéphalite japonaise, certains disent même que c’est une nouvelle maladie. Les rumeurs courent à droite et à gauche. Ceux qui sont entrés à l’hôpital finissent tous par ressortir les pieds devant. Qui ne serait pas terrifié, paniqué ? »
L’astre solaire baissait peu à peu à l’ouest. La brise du soir soufflait au sommet des arbres. Sous la délicate chatouille du vent, les feuilles des hévéas bruissaient de rire. Les grouinements de ses chers cochons s’élevaient, plus forts, plus fréquents, ils avaient faim. Parfois, la toux sinistre d’un goret leur parvenait.
Sa femme et ses enfants étaient de plus en plus inquiets
« Et voilà que ça recommence ! Partez donc. Je viendrai demain. »
Il se souvient encore de la façon dont les autres sont montés dans le camion, laissant derrière eux la maison et la terre des ancêtres. Il revoyait son départ misérable de Tangshan (la Chine), sa terre natale, il y a un demi-siècle. Famine, épidémie, guerre, toutes les calamités qui s’étaient abattues sur lui, réémergeaient dans sa mémoire.
C’en était trop de ces souvenirs. Et il ne voulait pas être chassé une nouvelle fois par une épidémie. C’était une bonne terre. À la sueur de son front, il l’avait travaillée et en avait récolté les fruits, il avait ainsi pu avoir une nombreuse descendance sur cette terre, tout commençait avec elle : la nourriture, les vêtements, l’éducation des enfants. Les grands arbres, c’était lui qui les avait coupés, lui qui avait défriché le terrain, sarclé les mauvaises herbes. Il avait seul donné les premiers coups de pioche, ameubli, labouré, ensemencé la terre, il avait planté les hévéas et les palmiers à huile. Et seul encore, il avait saigné ses hévéas pour en recueillir le latex, il avait extrait l’huile de ses palmiers. Seul enfin, il avait bâti la porcherie, nourri, lavé les porcs. Il avait tout fait de ses mains. Tout ici était son travail. Pourquoi aurait-il dû partir ? Pourquoi aurait-il dû laisser la place à ce foutu virus qu’on ne savait même pas vrai ou faux ?
Ce soir-là, une voix tout au fond de lui ne cesse de le tourmenter. Il s’endort, se réveille, les grouinements de ses porcs le tiennent éveillé jusqu’à l’aube. En entendant les appels de ceux qu’il considère comme des frères, il se souvient tout à coup que la veille la tristesse l’a tant épuisé qu’il en a oublié de les nourrir.
Aussitôt, il s’assoit sur son lit. Il prend une vieille chemise et une lampe torche, puis dans l’obscurité se dirige vers la porcherie.
Voyant une ombre approcher, les grognements du troupeau se font plus intenses. De puissants verrats grimpent avec leurs pattes de devant sur le muret en ciment gris, ils demandent à manger au visiteur, la gueule grande ouverte en lançant des gron gron gron gron. Les petits se pressent dans un coin du mur et couinent de toutes leurs forces. Dans un autre enclos, des porcelets qui n’ont pas encore un an ont été en contact avec des poulets malades, ils tournent sur place sans raison, la tête baissée. La sciure qu’il avait répandue sur le sol hier matin est toute collante et luisante d’excréments. Rien de plus violent pour les narines, la puanteur soulève le cœur à vous faire vomir. Mais le vieux y est habitué. C’est cette puanteur qui, précisément, est son assurance vie. Le manger et le toit de toute la famille en dépendent de cette puanteur. Si un jour elle disparaissait, elle serait remplacée par le parfum de l’irrémédiable faillite.
Tout en les éclairant un par un de sa lampe torche, il compte les porcs qui se trouvent dans l’enclos. Les cinquante sont toujours là. Dieu merci, il n’en manque pas un. Un sourire de satisfaction lui monte aussitôt aux lèvres. Les grouinements de ses amis montent par vague. En les écoutant, il ressent au fond de lui une joie sans borne, elle est d’autant plus grande qu’il sait que ses trésors sont toujours en vie. S’ils sont encore capables de grogner pour réclamer à manger, cela prouve que tout n’est pas perdu, la vie va pouvoir continuer. C’est la bénédiction du Ciel. Qui voudrait détruire ses trésors ? Il s’y opposera de toutes ses forces, jusqu’à la mort, il en fait le serment.
Il a fini de nourrir ses cochons, quand le soleil se montre au sommet des montagnes à l’est. Les grouinements se sont peu à peu calmés. Ils doivent être rassasiés. Il ne leur avait rien donné pendant un jour entier, ce matin il leur a mis double ration. À les voir ainsi, éperdus, se battre pour la nourriture, il a ressenti de la compassion en même temps qu’une vieille blessure se rouvrait. Ils lui ont rappelé l’Occupation japonaise il y a cinquante ans, la scène de son fils pleurant parce qu’il avait faim. À cette époque il n’avait ni cochon, ni terre, ni hévéa, ni palmier à huile. Il n’avait à ses côtés que deux vieillards, sa jeune femme et son bébé. Il s’était marié à seize ans. Sa femme, elle, n’en avait que douze. C’était à cause de la guerre qu’il avait pris cette jolie petite épouse. En général, pour les familles chinoises émigrées, l’existence était rude alors. On cherchait aux quatre coins du pays afin de donner aux filles un parti sûr pour la vie. En ces temps troublés, il n’y avait qu’un mari pour garantir la sécurité d’une fille : manger, vivre et mourir dépendaient de lui. D’ailleurs les Chinois avaient toujours pensé que ce n’était pas une très bonne chose d’élever chez soi une fille trop longtemps. Le destin ne l’avait pas trop malmené, avec ses maigres économies il avait fait venir sa femme actuelle dans sa maison pour cent « dollars bananes » — la monnaie de singe des Japonais —, avec en plus un grand panier d’œufs et neuf poules.
Le temps était passé en un clin d’œil, et en un clin d’œil les têtes avaient blanchi. Ses parents s’étaient retirés depuis longtemps. Il avait eu le bonheur de construire une famille, d’avoir des fils. Il avait eu huit enfants en tout, garçons et filles, qui avaient à leur tour fondé leur foyer. Parmi eux, six avaient acheté leur maison. Il avait quarante-huit petits-enfants. Une chose était certaine, c’est qu’ils allaient continuer à se multiplier, pas de risque qu’on ne brûle plus d’encens pour les ancêtres, les générations allaient se suivre les unes après les autres. Tout était accordé par le Ciel, mais aussi par la bonne grâce de leurs chers cochons. Mais oui, c’étaient eux qui les faisaient vivre et permettaient que la lignée se perpétue !
Il les observe qui dévorent les restes de nourriture dans la mangeoire carrée en ciment, il ressent une joie, une satisfaction comme il n’en a jamais connues auparavant. C’est la rétribution du Ciel ou peut-être une faveur accordée par les ancêtres. Il est au comble d’une plénitude sans nom. Il tire avidement sur la moitié de cigarette qui reste puis il expire lentement à grandes bouffées par ses narines et ses lèvres charnues. Ses petits yeux se rétrécissent davantage dans le nuage de fumée. « Attendez que je finisse celle-ci et je vais vous laver un bon coup », se dit-il.
Soudain il entend quelqu’un qui l’appelle. Un homme fait des grands gestes de la main dans sa direction, comme pour lui faire signe de venir. Celui-ci a l’air assez inquiet, alarmé, il hésite à aller au-devant de lui. C’est son quatrième fils.
« ’Pa, ne t’occupe plus d’eux. C’est trop dangereux, ne va pas tomber malade ! »
Il reste silencieux.
« Le troisième grand-frère est entré à l’hôpital hier soir. »
Il darde son regard sur les yeux de son fils, cherchant une confirmation, comme s’il n’y croyait pas.
« ’Pa, cet endroit est infecté, tu dois partir immédiatement. Demain matin une équipe va venir pour abattre les porcs. Tous nos porcs vont être abattus et enterrés, tous. Les cochons de la ferme de Hsin-wan ont aussi été mis en quarantaine, ils iront tout de suite à l’abattoir demain matin. Ça ne sert à rien que tu restes ici. »
Désemparé, ce coup-là le précipite dans un effarement imbécile, plus encore quand il pense à son fils couché à l’hôpital. Son troisième fils, lui qui était si sérieux et qui le comprenait si bien. Il s’était battu pour finalement avoir son propre élevage de porcs. Il en avait trois cents. Dernièrement, il avait acquis à bas prix deux verrats de race et vingt truies. Aujourd’hui, que faire de ces trois cents bêtes ? Qui va se charger de leur pâture ? De leur toilette ? Du nettoyage de l’enclos au jet ? Quand il pense à son petit-fils de trois ans et à sa bru enceinte jusqu’aux yeux, l’affolement le gagne un peu plus. Qui va prendre soin du quotidien des cochons ? Leur nourriture et les médicaments coûtent chers, qui en prendra la charge ? »
« ’Pa, monte vite dans la voiture. »
Le fils a déjà démarré le moteur qui pétarade.
Le vieux lui fait le geste de s’en aller, tout en disant : « je viendrai un peu plus tard. » Ses forces l’ont quitté. Il regarde la silhouette de son fils qui disparaît au bout de la piste en terre rouge et, comme sous l’action d’un charme, il retourne à l’enclos.
Se pressant les uns contre les autres, les cochons escaladent le haut du muret en ciment, toutes ces paires d’yeux ronds le regardent fixement. Il s’empare d’un tuyau en plastic accroché à la cloison de bois, ouvre le robinet et dirige le jet directement sur les cochons. La tête mollement baissée, ils savourent ce plaisir incomparable.
Il continue à les asperger l’un après l’autre… Il est en train de les laver quand, ne pensant plus à lui, il pose brusquement le tuyau à terre et enjambe le muret pour pénétrer dans l’enclos. Il prend la tête des cochons dans ses bras, les caresse, encore et encore, comme s’ils avaient été la chair de sa chair, le sang de son sang. Les bêtes ainsi cajolées restent gentiment immobiles, elles semblent recevoir enfin la juste rétribution de leurs souffrances de la veille. Elles ouvrent de grands yeux pour observer le comportement inhabituel du vieil homme.
Leur toilette terminée, l’enclos lavé, le soleil est déjà haut dans le ciel. Il lève la tête et parcourt du regard la masse d’herbes folles en bordure de la plantation. Un petit sentier la relie au lac qui se trouve derrière les herbes. Comme il y a longtemps que les déjections des animaux se déversent dans le lac, ses eaux émettent une odeur fétide. Avant elles étaient claires et limpides, il y avait même des poissons.
Midi pile, les rayons du soleil deviennent plus ardents. Les arbres ont la tête basse sous la morsure du soleil. La longue route de terre rouge dort paisiblement. Disparus les véhicules qui d’ordinaire entrent et sortent de la plantation, on n’entend plus que le chant des cigales et des pies.
Tout à coup, on distingue au loin sur la grand-route les grondements d’un camion et d’un bulldozer. Peu après, on voit le camion qui précède le bulldozer s’arrêter dans la cour devant la maison. Trente robustes gaillards en treillis militaire sautent au bas du véhicule. L’un d’eux s’avance et frappe à la porte de la maison. Pas de réponse.
Soudain, un homme qui se trouve à côté de la porcherie s’écrie : « c’est vide ! »
Les soldats attroupés devant la cour se ruent aussitôt en direction de la porcherie. Ils inspectent l’enclos, rien. Sur le côté, on a ouvert le panneau de bois d’un petit passage.
Le chef d’équipe fait un signe pour aussitôt lancer les recherches. Ils perquisitionnent la maison, passent la plantation au peigne fin, bloquent la route. Armés de pied en cap, les soldats fouillent de fond en comble le domaine du vieil homme. Il leur faut à tout prix trouver les bêtes. Elles sont coupables de l’épidémie, il faut s’en débarrasser, une par une, puis les enterrer. Il faut secourir le vieillard, lui faire procéder à un examen médical minutieux ou bien le soigner en urgence.
Ils découvrent enfin des empreintes de cochons sur le petit chemin en bordure de la plantation. Les soldats avancent le long du chemin avec une extrême prudence, craignant quelque piège ou un ennemi embusqué dans les taillis.
La formation continue sa progression. Les empreintes sont toujours très nettes, des excréments commencent à apparaître çà et là. Parvenus à un carrefour, ils voient loin devant eux qu’il y a un lac. La surface miroite, tandis qu’une pestilence monte des eaux. Sous le soleil accablant, les traces de pas mènent sans aucun doute jusqu’aux berges. Au bord ce n’est que boue, comme aux endroits où les buffles aiment batifoler.
Ils voient alors les cadavres des porcs qui gisent au fond de l’eau près de la berge : une maman, un papa, un enfant, un petit-fils, un mâle, une femelle, tous sont au fond du lac. Le vent chaud de l’après-midi qui balaie la surface fait naître des rides paresseuses sur l’eau. Un calme de mort règne sur les berges. On n’entend que les longs cris interrompus des cercopithèques depuis la lisière des bois.
« ’Pa… ’Pa ! »
Les cris du quatrième fils, arrivé peu après, brisent le silence. De ses deux mains, il secoue le corps du vieil homme étendu au milieu des herbes. Un petit cochon pousse de son groin les doigts de l’homme, comme s’il cherchait à téter.
En hâte, son fils le soulève et se rue vers la maison en le portant dans ses bras. La surface du lac recouvre le calme des jours passés.
CHONG FAH HING est l’auteur de la nouvelle Le lac maudit, traduite du chinois (Malaisie) par PIERRE-MONG LIM. Première publication in《回到马来亚:华马小说七十年 (1937-2007)》(Mentor Publishing, Kuala Lumpur, 2008).