Mort En ces temps incertains

Les lépreux

N° Covid-19

Première de trois nouvelles réunies sous le titre : « Les lépreux », chacune racontant un cas différent d’exclusion.

DE MADURAI, OÙ IL RÉSIDAIT chez son oncle maternel, il avait écrit à son père. « Si la santé de ma petite sœur Viji ne s’améliore pas, amenez-la à Madurai. Ne tardez pas. » Un mois déjà. Une réponse aurait permis d’éviter tant de chagrins.
Le plus cruel de tous les supplices qu’endurait cette fillette était celui-ci. Une écolière dans sa huitième année scolaire ; le corps entier torturé par la fièvre typhoïde. Emportée par les vagues brûlantes de la fièvre elle se débattait sur sa couchette ; son corps violemment secoué par les accès de fièvre se consumait à chaque seconde si bien qu’on n’en voyait plus que les os.
Une chambrette plongée dans les ténèbres. La lumière étant proscrite, on n’y laissait filtrer qu’une lueur par les barreaux de la fenêtre. La fillette avait reçu l’ordre de rester dans la maison. Son père, les yeux pleins de larmes, lui avait dit : « Ma chérie, si tu sors, la fièvre augmentera. »
Peine de prison en violation de l’âge ; certains jours la fenêtre était grande ouverte ; alors, elle écarquillait les yeux pour contempler, par-delà les barreaux, la course des nuages de mousson au-dessus de la cour extérieure. Elle tenait des propos silencieux aux nuages. Très vite, une belle langue s’était créée entre eux.
Elle désirait ardemment poser un pied dehors pour marcher dans ce monde où pluie et soleil se succèdent.
Un matin, elle s’est levée, a marché jusqu’à la cour intérieure où elle a vu la terre trempée par la pluie de cette nuit ; elle a la certitude que le ciel, après une longue étreinte nocturne avec la terre, est allé se reposer, il ne reste plus aucune étoile dans le ciel.
Elle peine à marcher. À mesure qu’ elle avance son corps épuisé par l’immobilité paraît flotter dans l’air. Il y a si longtemps qu’elle n’a pas marché sous les nuages, qu’une averse ne l’a pas trempée. Vijaya se dirige vers le potager. Tomates et plantes, nettoyées par la pluie nocturne, reluisent et la regardent. La fillette effleure ces délicieuses plantes.
Elle a des doigt maternels qui soulagent tout ce qu’elle caresse.
Depuis un mois, elle a perdu tout contact avec les plantes ; ce sont ses enfants à elle, qui comprennent le langage de ses doigts au seul toucher ! Son cœur bondit de joie en voyant les plantes revigorées par la pluie nocturne.
« Vijaya, tu ne dois pas aller dehors. Dès que tu seras guérie de la typhoïde, nous irons partout. Viens te coucher. » Le père la soulève telle une plume de paon et l’allonge tout doucement sur le lit.
« De quoi as-tu envie, ma fille ? » demande le père.
« J’ai envie de manger beaucoup et de tout, papa. »
« Tu mangeras ; pour toi, Vijaya on achètera de tout ; dès que tu n’auras plus de fièvre, on achètera plein de bonnes choses. »
Le père est son unique protecteur. Quand elle l’aperçoit dans cette pièce obscure, elle l’implore du regard : « Emporte-moi » ; voilà déjà un mois qu ’elle ne prend plus d’aliments solides, elle en est réduite à absorber de la nourriture liquide, elle a faim et soif de tant de plats divers et ses yeux avides, enfoncés dans les orbites, réclament au père dès qu’il entre : « Qu’est-ce que tu m’apportes ? »
Le pandit Chellaya de Lakshmipuram la soigne. C’est un homéopathe qui a déjà soigné la mère de la fillette. Il n’osait pas revenir dans cette maison depuis l’enterrement de sa patiente. Mais c’est le seul médecin dans les hameaux des alentours. Pour cette enfant sans mère ni amour maternel dès ses trois ans son père est tout.

***

Un jour très sombre ; sur la couche gisent les membres inertes, l’accès de fièvre disloque le corps d’où s’échappe une plainte déchirante à briser le cœur.
Près du lit gagné peu à peu par les ténèbres, se trouve une autre forme recroquevillée par la douleur. Le père entrevoit à travers la courbe de ses mains une créature informe à la place de sa fille.
Sur le seuil de la chambrette se tient l’oncle paternel. Tout de suite le père a conscience de la présence de son frère aîné. Dos tourné, toujours assis, le père demande  : « J’ai besoin de quinze roupies pour acheter à l’enfant des oranges, des médicaments. Je n’ai plus d’argent. »
Après un temps de silence, l’oncle lui lance une réponse cinglante : « Et moi alors, est-ce que j’ai de l’argent ? ».
Le père se forçant à ne pas se retourner digère toute la sécheresse de cette réponse. Il comprend que cinquante ans de liens du sang ont volé en éclats ; soudain, la colère éclate dans la voix du père. Cette tonalité surprenante fait sursauter la fillette en lutte contre la mort.
« Tu prêtes avec intérêts à tout le village, qu’est devenu cet argent ? Tu as touché cinq mille roupies de la vente de l’usine, tu achètes et revends des maisons, où est passé l’argent ? » hurle le père tremblant et brûlant de colère
Côté adverse aucun signe. L’oncle déclare d’une voix atone : « Il ne m’en reste rien. J’ai tout investi dans l’achat de vaches laitières pour créer mon entreprise. Je n’ai pas encore eu de retour sur investissement. »
Le père pousse un cri de rage. « Le blanchisseur t’a rendu cent roupies ce matin, où est cet argent ? »
« Là, tout de suite, je n’ai pas d’argent. Tu crois que je ne t’en donnerais pas si j’en avais ? »
Les yeux débordant de larmes, la voix frémissante de sanglots, le père dit : « Mon enfant étendue là lutte pour survivre. Peux-tu, oui ou non, me donner de l’argent ? »
Cette affaire de terrains et d’héritage est un sujet sensible depuis toujours. Oubliant que le même sang coule dans leurs veines, ils se comportent tels deux ennemis. Aliénation ? Ils s’injurient comme des gamins.
Le cœur fermé autant que les mains qui enserrent sa bourse, l’oncle quitte la maison sans le moindre signe de compassion.
Les yeux embrasés, le père hurle : « Maudit sois-tu, sale type. Tu tortures mon enfant, tu ne connaîtras jamais le bonheur, sale type. »
Ses malédictions portent jusqu’aux oreilles de l’oncle qui sort et des gens attroupés dans la rue.

***

On avait sorti le corps de la fillette de la pièce où les rayons de lumière ne pénétraient pas, où le souffle s’était éteint. Ce corps confiné dans un ténébreux territoire borné par quatre murs reçoit enfin, aujourd’hui, l’air du monde extérieur. Corps enflé, ouvert en fleur depuis deux mois par la prolifération de la maladie. La peau à peine touchée se desquame de toutes parts comme celle du concombre trop mûr.
On a déposé le corps, petite feuille de bananier, sur une large feuille de bananier enduite d’huile. On l’a entouré d’autres feuilles de bananier liées bien serrées. Les yeux largement ouverts. Yeux ouverts dans l’attente du père, dans l’attente des oranges tant désirées. Bras ouverts déployés comme des ailes qui, à peine le père paraissait sur le seuil, suppliaient : « Emporte-moi », et maintenant disposés à l’identique.
Ni berceau ni civière mortuaire, mais une enveloppe de feuilles de bananier. Nul besoin de berceau ni de civière mortuaire pour celle qui était entre l’âge de la fillette aimant se laisser mouiller, au cours de ses promenades, par les gouttes de pluie de mousson et celui de la toute jeune fille qui laissait s’épanouir en elle de doux rêves. L’oncle maternel Sivaguru porte dans ses bras la dépouille comme le régime porte la fleur du bananier.
Tandis que passe le petit cadavre, la rue se remplit de femmes en pleurs pressant sur leur bouche l’extrémité du pan du sari. Ce navrant cortège est fermé par l’oncle paternel.

PA. JEYAPRAKASAM est l’auteur de la nouvelle Les lépreux, traduite du tamoul (Inde) par CHANTAL DELAMOURD. Première publication in பா.செயப்பிரகாசம் கதைகள் (Vamsi Books, Kumbakonam, 2015).

Photographie © The Indian Express.