Numéro 7 Histoire et Mémoire
Pas d’eulogie pour les vivants
Note de lecture
« NUL N’EST PROPHÈTE en son pays ». Telle est la sentence qui doit parfois résonner dans la tête de Miguel Syjuco — auteur philippin anglophone né à Manille et longtemps expatrié au Canada, en Australie, et aujourd’hui aux Émirats Arabes Unis — depuis que son premier roman, Ilustrado, a remporté en 2008 le Man Asia Prize, avant d’être traduit dans plus d’une douzaine de langues1. À première vue, le rêve devenu réalité de tout auteur en herbe : après des années de rejet, soudain la reconnaissance d’un prix prestigieux sur la base d’un simple manuscrit (le Man Asia d’alors récompensait les romans non encore publiés), des agents littéraires qui s’arrachent votre signature, des maisons d’édition prestigieuses qui font la queue pour publier votre roman, des critiques dithyrambiques, la reconnaissance mondiale quasi instantanée. Encore aujourd’hui, l’ascension littéraire fulgurante de Miguel Syjuco — ou Chuck, comme l’appellent ses proches — continue de diviser la communauté artistique des Philippines.
D’autant qu’après ce succès aussi inespéré que stratosphérique, aurait dû venir le temps de la confirmation. Et celle-ci se fait encore attendre, au moins en partie. Engagé par contrat pour un deuxième roman — dont le titre de travail, I was the President’s Mistress!!, promet une nouvelle satire de la vie politique pour le moins mouvementée des Philippines —, Miguel Syjuco a traversé des moments de doute et d’incertitude sur sa capacité à être l’écrivain qu’il aspirait tant à être. Annoncé depuis 2010 et évidemment très attendu, ce deuxième roman n’est toujours pas paru mais semble enfin en bonne voie de l’être dans les mois qui viennent. De là à dire que Miguel Syjuco aurait eu un coup de chance avec son premier roman (Good Luck Chuck était même devenu l’un de ses surnoms parmi ses détracteurs dans la sphère virtuelle), il n’y aurait qu’un pas que beaucoup de mauvaises langues ont allègrement franchi.
Mais c’était sans compter sur les ressources du jeune homme. D’une part, il sait très bien faire la part des choses : une grande partie du matraquage en ligne dont il est victime, il le sait, provient d’une frange particulièrement bruyante d’internautes qui lui reprochent son appartenance à une famille elle-même politisée (mais dont il s’est détaché) et ses vues très critiques à l’égard du président philippin actuel, Rodrigo Duterte. Rien à voir avec la littérature, donc : chez les trolls, tout est bon pour casser du sucre sur le dos de leurs cibles favorites. D’autre part, Miguel Syjuco a mis à profit ces dernières années en ciselant sa plume tout en se rapprochant de ces Philippines qu’il avait cru — encore une fois — perdues suite à l’immense déception suscitée par la présidence de Gloria Arroyo, de 2001 à 2010. Deuxième femme présidente des Philippines, l’espoir était grand qu’Arroyo change la donne dans un pays longtemps miné par des problèmes de corruption et de fraude électorale massives. Las, elle aussi serait arrêtée en 2011 pour les mêmes faits, emprisonnée puis acquittée cinq ans plus tard. Le cirque politique philippin n’avait donc pas de fin…
En 2013 passe le typhon Haiyan, laissant derrière lui des villes et des villages complètement dévastés et une population traumatisée. En 2016, c’est l’ouragan politique Duterte qui emporte tout sur son passage et imprime sa marque répressive dans tout l’archipel : une guerre sans règles est déclarée aux trafiquants de drogue, la loi martiale est réinstaurée dans la partie sud du pays, l’opposition est raillée et menacée par le verbe provocateur du « nouveau dictateur ». Miguel Syjuco n’en a cure : il « balance » la faillite du pouvoir à coups de tribunes acérées dans le New York Times et dans d’autres médias internationaux. Son essai le plus mordant paraît en 2016 dans la Griffith Review australienne, un essai intitulé « Beating Dickheads » (« Battre les têtes de nœud »), un inventaire à la fois déprimant et revigorant des vicissitudes de la vie politique des Philippines depuis Marcos, écrit à la veille des élections présidentielles qui donneraient Duterte vainqueur. Il s’y place sous l’égide du grand auteur philippin José Rizal et annonce le rôle de l’écrivain tel qu’il le conçoit dans un pays comme le sien :
« Cela commence peut-être, mais ne s’arrête pas, par une dissidence claire, sans complexe et telle qu’elle est garantie par la constitution. Cela commence peut-être par faire ce que nous faisons tous — pointer du doigt l’actualité du jour et dire tout haut ce que la plupart disent tout bas : Imelda est une tête de nœud, Enrile est une tête de nœud, Estrada est une tête de nœud, Jinggoy est une tête de nœud, Arroyo est une tête de nœud, Jalosjos est une tête de nœud, Bacani est une tête de nœud, Villegas est une tête de nœud, Aquino est une tête de nœud, Binay est une tête de nœud, Duterte est une tête de nœud, Roxas est une tête de nœud, Sotto est une tête de nœud (et la liste continue). Seulement ainsi, alors, commencerons-nous à les battre. »2
On a vu dans d’autres pays, et récemment avec Aslı Erdoğan en Turquie ou Patrice Nganang au Cameroun, à quel point une plume engagée pouvait agacer les autorités en place. Miguel Syjuco semble ne vouloir reculer devant rien, d’autant qu’un problème sérieux de santé l’incite aujourd’hui à clamer encore plus fort sa vérité et celle de nombreux Philippins méprisés par le régime Duterte. Sa page Facebook est une tribune ouverte à quiconque souhaite échanger librement sur la situation politique du pays, et son deuxième roman, quand il verra le jour, devrait faire au moins autant de vagues que son premier Ilustrado. Les ilustrado, en l’occurrence, étaient ces Philippins envoyés en Occident au XIXe siècle pour en rapporter les « lumières » susceptibles de montrer la voie à un pays sortant alors du joug de la colonisation. Deux siècles plus tard, Miguel Syjuco, longtemps expatrié, serait-il l’un d’entre eux ? Saura-t-il un jour faire mentir notre maxime initiale ?
MIGUEL SYJUCO est l’auteur de Pas d’eulogie pour les vivants, un essai traduit de l’anglais (Philippines) par MARCEL BARANG et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 7 de Jentayu.
1. En français chez Christian Bourgois Éditeur, par Anne Rabinovitch (Paris, 2011).
Illustration © Arief Witjaksana.