Numéro 3 Dieux et Démons

Le fantôme de la mangrove

Extrait

LE FANTÔME QUI HANTAIT les profondeurs de la mangrove et qui était sans doute un esprit de femme était appelé depuis toujours « dame de la mangrove ».
(Pourquoi pas « demoiselle de la mangrove » ?)
Son âge n’ aurait pas laissé penser qu’il s’ agissait d’une dame, mais c’était plutôt une marque de respect à l’égard de celle qui avait injustement perdu la vie dans la mangrove.
(Bien sûr, en l’ appelant ainsi, les gens espéraient également la maintenir à distance.)
On prit ainsi l’habitude de nommer « dame de la mangrove » toutes les femmes ayant péri de malemort.
Les servantes maltraitées, les belles-filles empoisonnées par leur belle-mère, les jeunes épouses brimées, les jeunes filles abusées, les femmes mariées de force, les jeunes filles de famille modeste violées, les épouses cruellement abandonnées…
Victimes de persécutions, elles avaient été trompées, avaient perdu leur virginité ou leur enfant, n’ avaient pu préserver leur réputation, avaient été rejetées par leur famille. En butte aux pires humiliations, incomprises, blessées dans leur corps et dans leur âme, dans l’impasse, la mort leur était apparue comme la seule issue.
(Celles qui avaient subi tous ces préjudices étaient des femmes jeunes ou d’âge moyen. Les vieilles femmes n’étaient pas concernées, car il était seulement question de « dames de la mangrove » et non pas de « vieilles dames de la mangrove ».)
En somme, si elles venaient jusque dans une forêt si reculée, c’était pour s’y pendre à une branche d’ arbre et mettre ainsi fin à leurs jours.
Cette jungle inextricable était située dans une région humide en bord de mer au sud de l’embouchure du plus long cours d’eau de Taïwan, le fleuve Choshui. Le Choshui formait une sorte de delta, dont un des bras, le Fulu, se jetait dans le port de Lukang.
Lorsque le Choshui débordait, le Fulu, avant de se jeter dans le port, apportait sans cesse des alluvions accumulées en amont et s’envasait, formant ainsi des ruisseaux larges de plusieurs mètres.
C’était l’endroit idéal pour le développement d’une mangrove.
Au départ, la mangrove n’était qu’une sorte de fourré inextricable assez bas, où les buissons pointaient en tous sens leurs feuilles épaisses, un peu plus larges que des feuilles de roseaux et pourvues d’épines serrées comme les dents d’une scie.
Puis elle prospéra sur ce sol sablonneux, salin et battu par les vents, que redoutent la plupart des végétaux. On vit alors les feuilles s’élargir, s’allonger, épaissir, les aiguilles gagner en vigueur et en taille, les branches s’étirer de toutes parts, devenir de plus en plus résistantes.
Les petits buissons grandirent, les branches et les feuillages prirent de l’ampleur, les troncs devinrent gros comme le bras, les nombreuses ramures se couvrirent de longues feuilles et d’épines, enserrant la mangrove dans un réseau de ronces piquantes.
Les arbres proliférèrent dans cette région côtière humide où le fleuve rencontrait la mer, formant sur les eaux dormantes une végétation luxuriante aux longues feuilles épaisses d’un vert profond et dont les fruits exhalaient un parfum pénétrant.
Bien sûr, la mangrove ne restait pas aussi verdoyante tout au long de l’année. Les feuillages ne jaunissaient pas, mais se desséchaient. Ils changeaient de teinte simplement à cause du sable sec que les vents marins soufflaient sur le rivage et déposaient sur la mangrove, qui se colorait alors d’un gris poussiéreux.
Les arbres étaient parfois contraints de changer de terrain.

(…)

LI ANG est l’auteure de Le fantôme de la mangrove, une nouvelle traduite du chinois (Taïwan) par MARIE LAUREILLARD à découvrir dans les pages du numéro 3 de Jentayu.

Illustration © Katie Ying.