Numéro 5 Woks et Marmites

Sale pluie

Extrait

La nouvelle construite en cinq parties distinctes racontant chacune une micro-histoire s’articule autour du quotidien d’actifs urbains, de leurs rapports amoureux, hiérarchiques et sociaux, et au fond, de leur solitude.

Partie 4 :

MAOMAO AJOUTE LES POUSSES de bambou d’hiver avant de recouvrir le wok. Yang Peng fait irruption dans son dos et lui pince les fesses :
« C’est bientôt prêt ? Ça sent la bonne viande à des kilomètres.
– Presque. Tu aurais un grand plat creux ? Je n’en ai pas trouvé.
– Aucune idée. Je vais demander à Jane de t’en apporter un », répond Yang sans se décoller de son dos.
Il pose alors son grand crâne dégarni sur l’épaule de Maomao en se frottant contre sa joue. De nouveau incommodé par l’odeur grasse de son cuir chevelu, le jeune homme le repousse légèrement, faisant remarquer en souriant :
« Comme tu y vas ! N’oublie pas qu’on est dans ta cuisine !
– M’en fous. J’ai la trique.
– Ce soir… je reviendrai m’en occuper ce soir. Dépêche-toi d’aller chercher ce plat creux.
– D’accord… après dîner, je dirai qu’on a un client à voir », consent Yang en lui donnant un coup de rein avant de quitter la cuisine.
Maomao respire un grand coup, soulève le couvercle et pique le poisson de ses baguettes. Pas encore prêt. Il nettoie la planche pour y découper des tranches de poitrine de porc séché.
« Celui-là fera l’affaire ? demande Jane qui est entrée dans la pièce pour prendre un grand plat creux du placard au-dessus de la cuisinière.
– Super, posez-le ici, s’il vous plaît.
– Tu n’as pas besoin d’un coup de main ? demande-t-elle, postée derrière lui.
– Pas besoin chère Jane, vraiment. Reposez-vous plutôt en attendant de passer à table.
Maomao se retourne et constate qu’elle est habillée d’un col roulé safrané qui lui arrondit démesurément le visage. Elle porte une chaîne en or – offerte par son homme, choisie par Maomao. Sur elle, ce bijou précieux fait l’effet de pacotille. En bas, elle a revêtu une paire de pantalons gris qui lui flotte sur les cuisses et la boudine à la taille et aux hanches – les coutures du zip prêtes à craquer. Elle n’ a que quarante-cinq ans, mais elle se laisse complètement aller.
« Maomao, tu es vraiment épatant. C’est rare de savoir cuisiner à ton âge. Ce n’est même pas une question d’ âge, moi la première, je n’ ai pas ton talent.
– Vous avez tort, Monsieur Yang vante souvent vos qualités de ménagère et vos compétences en général.
– Ça, c’était avant, je cuisine très peu aujourd’hui. J’ ai beaucoup régressé. Mon petit Meng est pensionnaire et Yang est souvent dehors pour affaires. Moi, je me retrouve seule, alors je grignote. J’ ai la flemme de me faire à manger…
– Cuisiner pour soi, c’est le plus difficile », fait Maomao en enfilant des gants de cuisine.
Il déplace le wok et le remplace par une marmite en grès blanc.
« Il manque encore les légumes et la soupe.
– Qui t’ a appris à cuisiner ? Ta mère ?
– Personne. J’ ai commencé à me débrouiller quand j’étais en primaire. À l’époque ma mère était débordée, je n’ allais pas me laisser mourir de faim.
– Et ton père ?
– J’étais très jeune quand ils ont divorcé. Je suis resté vivre avec ma mère.
– Ah bon ! Tu es autonome depuis longtemps, pas étonnant que tu sois si débrouillard. J’entends souvent dire que lorsque tu accompagnes Yang, tu trinques à sa place pour lui éviter de boire. Quand les clients s’y mettent, ça dégénère vite, ça doit être pénible pour toi.
– Mais non ! Monsieur Yang est très généreux avec moi. Si j’étais l’ assistant de quelqu’un d’ autre, mon travail se réduirait à faire le chauffeur ou imprimer des documents. Votre mari, lui, me confie beaucoup de tâches. Il est doux et particulièrement patient, quand je ne comprends pas, il m’explique, j’ ai beaucoup appris avec lui.
– Ça, c’est bien. Comme tu es loin de ta famille, sache que tu es bienvenu chez nous. Je souhaite que tu t’y sentes comme chez toi.
– Alors, je viendrai souvent faire la cuisine pour vous, madame Jane.
– Formidable ! En même temps, tu pourras aider mon petit Meng à faire ses devoirs, il est faible en maths.
– Pas de problème. »

(…)

ZHANG YUERAN est l’auteur de Sale Pluie, une nouvelle traduite du chinois (Chine) par CATHERINE CHARMANT et DENG XINNAN dont la quatrième partie est à découvrir dans les pages du numéro 5 de Jentayu.

Illustration © Sith Zâm.