Numéro 5 Woks et Marmites
La moule et l’identité culturelle
Note de lecture
Nous reproduisons ici avec permission un article de Gérard Henry, directeur adjoint de l’Alliance française de Hong Kong et rédacteur en chef du magazine culturel Paroles, au sujet de l’écrivain Leung Ping-kwan. Cet article a d’abord été publié dans Paroles n°234 (septembre-octobre 2012).
C’EST DANS LES CAFÉS, les restaurants, autour d’un verre ou d’un plat que l’on refait le monde, que les idéologues s’affrontent, que les révolutions prennent leur envol. Ou plus simplement, c’est dans ces antres souvent bruyants et enfumés que les cœurs s’ouvrent, que les chemins de vie se croisent, que les langues se délient. Le poète Leung Ping-kwan l’a bien compris, lui qui nous livre à travers ses œuvres, le journal de ses pérégrinations culinaires et géographiques allant de Hong Kong à Toronto en passant par Londres, Berlin, Paris, Bruxelles ou Tokyo, explorant dans chaque cité une spécialité culinaire qui révèle le pays qui se cache derrière, mais aussi des pans d’histoires hongkongaises.
La nourriture n’est jamais innocente. À chaque bouchée, à chaque gorgée, les paroles rompent le silence, les souvenirs remontent, permettant à la vie quotidienne de s’installer à la table des dîneurs. Surgissent alors des images de la ville : Hong Kong dans son passé, son présent, son futur. La clé de ce voyage à la fois réel et intérieur en est à chaque fois un plat : l’oignon dans ses nombreuses couches révèle la complexité de l’identité hongkongaise, le Ying-yang, le fameux « Café-Thé-Lait », l’unique boisson proprement hongkongaise, montre le déchirement entre Orient et Occident de la cité. Pour Leung Ping-kwan, la cuisine et l’art sont intimement entrelacés. Les parfums, les goûts, les saveurs ouvrent les puits de la mémoire et le poète nous convie à un voyage ou l’histoire intime se mêle à la grande histoire. Dans l’un de ses poèmes, « Voyager avec une citrouille amère », notre poète emmène en effet comme compagnon de voyage, une courge chinoise. Ce curieux légume a un goût que l’on ne saurait oublier. Il ressemble à un poivron vert bosselé et poilu. Sa saveur est trompeuse. Elle séduit par une légère suavité qui devient douce amertume et s’amplifie soudainement jusqu’à vous mordre la langue. Inutile de dire que cette riche palette de saveurs qui va de la douceur à l’amertume vaut largement pour ce poète chinois la madeleine de Proust.
L’un des poètes les plus connus de Hong Kong, il appartient à la première génération de ces écrivains nés ou éduqués à Hong Kong après la deuxième guerre mondiale dont l’œuvre se nourrit directement d’une expérience hongkongaise. Cette génération d’intellectuels hongkongais aujourd’hui entre la cinquantaine et la soixantaine étonne par son éclectisme. Leung Ping-kwan, tout en ayant une culture chinoise solide, est tout aussi familier avec le nouveau roman français, la poésie underground américaine de la Beat génération qu’avec les grands romanciers sud-américains. C’est aussi un grand connaisseur du cinéma français, en particulier de la Nouvelle Vague qu’il découvrit à l’Alliance française. Il enseigne d’ailleurs la littérature et le cinéma à l’Université de Lingnan où il est professeur. Leung s’intéresse à la complexité des relations entre colonialisme, post colonialisme, histoire et traditions chinoises face à la modernité : « À Hong Kong, nous n’avons pas été élevés dans deux cultures, mais plutôt parmi des cultures hybrides et fragmentées », dit-il.
À côté d’essais sur la culture hongkongaise et le cinéma, le poète a publié de nombreux recueils de poésies et de nouvelles, certains traduits en français, comme chez Gallimard, Îles et continents, qui rassemblent des nouvelles écrites avant la Rétrocession de Hong Kong à la Chine. Hong Kong n’est-elle point une île face à de nombreux continents, proches ou lointains, réels ou imaginaires, qui ont, chacun à leur façon une influence profonde sur la vie de cette cité ? La Chine tout d’abord, dont l’ombre, omniprésente, est parfois écrasante. Et puis les autres, Amérique, Australie, Europe, tour à tour selon les aléas de l’histoire, terres d’exil, de refuge, de voyages ou plus prosaïquement terrains d’affaires : « Partir à la recherche des souvenirs est peine perdue ; je pensais autrefois que l’on pouvait tout expliquer, tout régler dans le temps et l’espace, mais j’ai découvert que c’est une illusion. L’histoire fait bloc. Nous nous adressons à l’actualité à travers des fentes. »
Cette dernière phrase résume parfaitement l’œuvre de Leung Ping-kwan, qui explore le thème de l’individualisme de l’homme moderne, plongé dans une société en mouvement constant, qui ne semble avoir aucune assise certaine et un futur quelque peu prévisible. Leung Ping-kwan (dont le nom de plume est Yesi) a publié plus d’une trentaine d’ouvrages et est traduit en anglais, allemand, français, japonais, norvégien…
LEUNG PING-KWAN est l’auteur de La moule et l’identité culturelle, Alcool fraîchement distillé et Discours sur le porc, trois poèmes traduits du chinois (Hong Kong) par GWENNAËL GAFFRIC et à découvrir dans leur intégralité dans les pages du numéro 5 de Jentayu.