Numéro 5 Woks et Marmites
Bonus de lecture : « La capitale déchue »
Extrait
Ce bref extrait du chapitre 66 du roman le plus célèbre de Jia Pingwa, publié en 1993, est un commentaire plein d’humour sur un trait de la culture traditionnelle des lettrés, où un bon thé s’apprécie avec le même raffinement qu’une belle calligraphie. Il est intéressant de voir le parallèle fait ici avec le vin : on offre l’un à la soldatesque, l’autre à un homme de lettre. On retrouve la vieille opposition entre le wu – les armes – et le wen – les lettres – qui sous-tend toute la culture chinoise.
Petit clin d’œil : les gens raffinés viennent du sud du Shaanxi (terre natale de Jia Pingwa qui forme le cadre et le cœur de ses récits) ; or le nord, c’est… Yan’an.
[Zhuang Zhidie est le personnage principal du roman, un écrivain célèbre. Liu Yue est la femme de chambre de son épouse, Niu Yueqing. Tang Wan’er est l’épouse de Zhou Min, l’un des jeunes ambitieux qui gravitent autour de Zhuang Zhidie.]
[ZHUANG ZHIDIE] DEMANDA À Liu Yue de faire bouillir de l’eau car, lui dit-il, il voulait inviter Meng Yunfang et Zhao Jingwu à venir prendre une tasse de thé. « Et pas n’importe quel thé, regardez un peu : du thé du mont Jun1 que vient de m’offrir le maire », ajouta-t-il en sortant de sa poche une boîte superbe. Il en mit quelques feuilles dans sa tasse. Niu Yueqing remarqua qu’une partie restait à la surface de l’eau, tandis que l’autre infusait au fond de la tasse ; c’étaient des feuilles, longues et fines, de bourgeons qui n’avaient pas encore éclos, verticales dans l’eau comme les arbres d’une forêt miniature. Une fois infusées, elles s’enfoncèrent dans la tasse, et il s’en dégagea alors, en vagues successives, une vapeur d’un blanc neigeux nacré de vert, tandis qu’une senteur délicate se répandait doucement dans la pièce. « Je n’ai jamais vu un thé d’une telle qualité, s’exclama Niu Yueqing.
– Va téléphoner à Meng Yunfang, Zhao Jingwu, Zhou Min et son épouse, pour qu’ils viennent déguster ce délice, dit Zuang Zhidie.
– J’ai lu dans un livre, observa Liu Yue, que, après la bataille du Corridor du Hexi, l’empereur offrit une jarre de vin à Huo Qubing pour le récompenser2 ; mais celui-ci versa le vin dans une source pour que toute son armée puisse en profiter, et on appelle depuis lors cet endroit la “Source au vin”. Vous, le maire vous a offert une boîte de thé, et vous invitez le gotha de la ville ; vous feriez mieux de verser ces feuilles de thé dans le château d’eau de la Société de distribution d’eau, pour que la ville entière soit au courant des honneurs dont vous gratifie le maire !
– Tu te moques de moi, rétorqua Zhang Zhidie, parce que je suis touché par les faveurs reçues ? Tu es jalouse parce que tu n’en as pas eu autant !
– Ne me rabaissez pas, s’il vous plaît ! répliqua Liu Yue.
– Si tu veux inviter tes amis à déguster ce thé, très bien, dit Niu Yueqing, mais ce n’est pas la peine d’inviter Tang Wan’er : comment une femme pourrait-elle apprécier si un thé est bon ou pas ? Pour ma part, je reconnais que ces feuilles ont une odeur délicieuse, mais quand j’ai avalé une gorgée du thé, je l’ai trouvé âcre et amer.
– C’est que tu es de la vallée de la Wei, à l’intérieur des passes3, dit Zhuang Zhidie. Là, on ne boit le thé que pour se désaltérer, mais aussi, comme l’eau est salée et alcaline, on utilise les feuilles de thé pour en masquer le goût. Au sud, en revanche, l’eau est bonne, et quand on boit du thé, on peut le déguster. Il est vrai que Tang Wan’er vient de Tongguan4, mais elle est en fait originaire du sud du Shaanxi et sait apprécier les bonnes choses. La dernière fois que je suis allé chez Acan, elle m’a offert un thé qu’elle avait acheté dans une plantation de Yangxian, dans le Jiangsu. Il avait un goût tellement agréable que, après l’avoir bu, j’ai mangé les feuilles, puis, au moment de partir, j’en ai pris quelques-unes entre les doigts et suis parti en les mâchant. J’en ai gardé le goût dans la bouche pendant plusieurs jours.
– Quelle simplicité, ironisa Liu Yue, se nourrir des feuilles de thé qui restent quand on a fini de boire !
– Vous n’y connaissez rien, vous les gens du nord du Shaanxi, répliqua Zhuang Zhidie. Mais, puisque tu as beaucoup lu, dis-moi un peu : pourquoi, dans les livres anciens, est-il souvent question, justement, de “manger le thé” ? C’est précisément parce que nos ancêtres broyaient des feuilles de thé pour les mélanger aux sauces ou au riz. Toi, tu ne fais que boire bêtement.
– Oui, on est tous des bêtes, répondit Liu Yue. Il n’y a que les gens supérieurs comme vous dont on peut dire qu’ils sont des “mangeurs de thé”… »
JIA PINGWA est l’auteur de La capitale déchue, un roman dont un extrait traduit du chinois (Chine) par BRIGITTE DUZAN vous est offert en bonus du numéro 5 de Jentayu.