Numéro 4 Cartes et Territoires
Une marche jusqu’à Kobé
Extrait
1.
C’EST EN MAI de cette année que je décidai de me rendre à pied, en solitaire et sans me presser, depuis les environs de Nishinomiya jusqu’ à Sannomiya, dans le centre de Kobé. Il se trouve que je séjournais à cette époque à Kyoto où j’ avais à faire. Je résolus de poursuivre jusqu’ à Nishinomiya. De Nishinomiya jusqu’ à Kobé, il y a une quinzaine de kilomètres, selon la carte. Pas tout à fait rien, mais pas non plus une distance infaisable. Et puis, je suis un bon marcheur.
Je suis né à Kyoto, mais peu de temps après ma naissance, mes parents allèrent habiter à Shukugawa, un faubourg de Nishinomiya, dans la préfecture de Hyôgo. Et bientôt, ils déménagèrent encore, cette fois pour Ashiya, tout près de Kobé. C’est là que je passai mon adolescence. Mon lycée se situait sur les collines qui surplombent la ville. Par conséquent, quand je voulais m’offrir du bon temps, je me dirigeais tout naturellement vers le centre-ville, en particulier du côté de Sannomiya. J’étais le vrai petit gars de « Hanshin ». À y repenser, cette région d’Osaka à Kobé, que l’on appelle Hanshin kan, était certainement alors – et peut-être encore aujourd’hui, bien sûr – un endroit fort agréable pour vivre sa jeunesse. Des lieux paisibles, décontractés, baignés dans une atmosphère de liberté, bénéficiant de la nature grâce à la mer et aux montagnes, mais jouissant aussi de l’ agrément d’une grande ville toute proche. J’ adorais me rendre à des concerts, me mettre en quête de livres de poche bon marché dans des librairies d’occasion, me laisser griser par du jazz dans des cafés, découvrir les films de la Nouvelle Vague française dans des cinémas d’ art et d’essai. Pour ce qui était de ma tenue, il va de soi que j’étais fan de la marque VAN jacket.
Au moment d’entrer à l’université cependant, je partis à Tokyo, me mariai dans la capitale et commençai à travailler. Dès lors, je ne revins que rarement dans ma province. Bien sûr, cela m’ arrivait parfois, mais sitôt mes tâches achevées, je reprenais le Shinkansen et repartais directement à Tokyo. Il est vrai que je menais une vie trépidante, sans compter que je passais de longues périodes de temps à l’étranger. Mais j’ avais aussi quelques raisons personnelles pour ne pas rentrer au pays. Il y a des hommes qui, sans cesse, sont comme tirés vers leur lieu d’origine alors que d’ autres ont l’impression que tout retour leur est quasiment impossible. Dans la plupart des cas, c’est comme si une sorte de force fatale séparait ces deux catégories d’individus, sans qu’il y ait de rapport avec les sentiments qu’ils éprouvent pour leur pays natal.
Que cela me plaise ou non, il semble bien que j’ appartienne à la seconde catégorie.
Alors que mes parents résidaient depuis très longtemps à Ashiya, le grand tremblement de terre de janvier 1995 causa de tels dommages à leur demeure qu’ils durent déménager et s’installer à Kyoto. C’est pourquoi, en dehors de tous les souvenirs que j’ ai accumulés (mon patrimoine le plus précieux), il n’existe maintenant plus de liens concrets entre cette région de Hanshin kan et moi. À proprement parler, je ne peux plus à présent l’ appeler mon « pays natal ». J’en éprouve un profond sentiment de perte, comme si l’ axe de mes souvenirs grinçait à l’intérieur de moi. Très légèrement mais suffisamment pour être perceptible. Une sensation tout à fait physique.
Mais justement, a contrario, c’est peut-être pour cette raison que j’ ai désiré entreprendre cette marche sur ces terres, en guettant attentivement à chaque pas les découvertes que je pourrais y faire. Peut-être avais-je envie de voir par moi-même comment m’ apparaîtrait ce pays d’origine avec lequel j’ avais perdu tout lien évident. Quelle ombre (ou quelle ombre d’ombre) de mon propre moi se révèlerait à mes yeux ?
Je voulais également savoir comment la ville dans laquelle j’ avais grandi avait été affectée par le grand tremblement de terre survenu deux ans auparavant. Je m’étais rendu à Kobé à différentes reprises après ce séisme et il va sans dire que j’ avais été fortement impressionné par l’ ampleur des destructions. Mais à présent que deux années s’étaient écoulées et que la ville semblait s’être enfin à peu près remise, je voulais voir de mes yeux quelles métamorphoses elle avait subies. Ce que cette gigantesque violence avait dérobé à la ville, et ce qu’elle avait laissé en place. Je sentais qu’il y avait là sans doute certains rapports avec ce que j’étais moi-même aujourd’hui.
(…)
HÉLÈNE MORITA a traduit du japonais Une marche jusqu’à Kobé, un essai de HARUKI MURAKAMI à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 4 de Jentayu.
Illustration © Public Child.