Extrait Exil
Phayul
Numéro 9
LA MAISON D’HIVER de la famille Dhompa se trouvait à quelques pas du monastère Bagsigon de Bagsikha et à un quart d’heure à cheval de Tingsikha. On me montre une parcelle de feuillage sauvage où se dressait autrefois une maison de terre et de bois. Au printemps, la famille partait s’installer à Shorka, à quelques kilomètres au sud de Bagsikha. Le troupeau était confié aux soins de gardiens qui parcouraient les montagnes.
Les gens de Dhompa sont des drokpa, un nom qui désigne communément les nomades ou les gardiens de troupeaux des hauts pâturages. On estime leur nombre à deux millions et demi au Tibet. Les animaux qu’ils possèdent – yaks femelles (dri) et mâles, chèvres et moutons – et les méthodes traditionnelles qu’ils appliquent en tant qu’éleveurs sont en grande partie les mêmes à travers le Tibet, quelles que soient l’altitude et la richesse des pâturages. Avant 1959, on comptait quatre cent cinquante familles, ou mille sept cents habitants, à Dhompa. On dit des foyers riches qu’ils possédaient entre cent et trois cents yaks, comprenant au minimum quatre-vingts jeunes femelles allaitantes, et pas moins de cinq cents à mille moutons et chèvres, tandis que les familles pauvres élevaient seulement entre deux et quatre yaks et une douzaine de moutons.
Les nomades fortunés pouvaient se permettre de troquer leurs bêtes contre des marchandises. Quarante dri ou cinq drel (le petit d’un âne et d’une jument utilisé pour transporter des marchandises) équivalaient à une arme à feu telle que le Burra russe, l’arme de prédilection des habitants de Dhompa, le Pame, tout aussi populaire, ou le Ghazam. Le Ghibe, moins cher, pouvait s’échanger contre vingt-cinq yaks ou deux drel. On acquérait bijoux précieux, brocart et statues religieuses au cours d’échanges semblables. Éleveurs nomades, les gens de Dhompa se déplaçaient avec leurs troupeaux la plus grande partie de l’année et laissaient leurs possessions dans les maisons de terre de leurs parcelles d’hiver. Ceux qui n’avaient pas de base hivernale entreposaient leurs biens et leur viande dans les monastères de la région et s’abritaient dans des tentes faites de laine de yak pendant les mois froids.
Les nomades les plus pauvres ne possédaient pas de bétail. Ceux qui s’occupaient du troupeau appartenant au chef ou aux lamas recevaient de la viande, du lait et du beurre pour leur consommation en guise de salaire, et chaque année, les propriétaires les récompensaient par un agneau ou un yak. Les pauvres – ceux qui n’avaient ni terres ni troupeau – étaient exonérés d’impôts, alors que tous les autres offraient au chef de la viande, du beurre, ainsi que de la queue ou de la fourrure de yak en fonction de la taille de leurs troupeaux. On demandait également aux nomades de faire don de « beurre pour combler le coeur de deux ou trois yaks et huit mesures pleines de fromage sec » au roi de Nangchen. Ce don n’était qu’un geste, mais on offrait probablement au roi des statues plaquées or, des peintures sur parchemin, des brocarts et autres précieux présents dont la valeur dépassait celle de l’impôt symbolique.
Les nomades vivaient sur des terres qui appartenaient à leurs familles depuis des générations ou qu’ils louaient au chef de clan ou aux monastères. Ils prenaient soin de suivre un itinéraire de pacage fixe et apprenaient à exploiter la très brève saison de pâturage, qui durait normalement de mi-mai à mi-septembre, voire début octobre. Ils plantaient des navets et d’autres plantes sur leurs parcelles d’hiver afin de pouvoir nourrir à la fois les humains et les animaux pendant les longs mois d’hiver infertiles. Les gardiens de troupeaux veillaient à ne pas empiéter sur les pâturages des autres et surtout à ne pas pénétrer dans les campements d’hiver où chaque famille rangeait sa réserve de nourriture. Si un cheval ou un animal déambulait sur le terrain du troupeau voisin, le gardien fautif offrait une compensation symbolique au propriétaire en guise d’acte de contrition.
Autrefois, il arrivait fréquemment que trois à six familles d’éleveurs, souvent parentes, partagent leurs pâturages estivaux. C’était une mesure de sécurité contre les bandits qui s’attaquaient aux familles seules. La vie d’éleveur comportait de nombreux dangers et incertitudes : le gardien de troupeau devait se protéger des bandits tout l’été, puis espérer qu’une forte tempête de neige ou une maladie ne tuerait pas ses animaux pendant l’hiver. Afin de réduire les risques au maximum et de trouver d’autres moyens de subsistance, celui qui le pouvait troquait ses produits contre des biens et des céréales. Il est probable que la pratique de la polyandrie, selon laquelle une femme épousait tous les frères d’une même famille, servait à garantir la présence permanente d’un frère auprès du troupeau, tandis que l’autre faisait du commerce. La polyandrie permettait de maintenir unis le troupeau, les terres et la famille.
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TSERING WANGMO DHOMPA est l’auteure de Phayul, un extrait de mémoires traduit de l’anglais (Tibet) par BENOÎTE DAUVERGNE et à découvrir dans les pages du numéro 9 de Jentayu.
Illustration : © Odelia Tang.