Entretien L'Avenir
Le laisserez-vous boire le vent ?
Numéro 10
SARAS, VOUS VENEZ D’ÊTRE récompensée par le 2019 Commonwealth Short Story Prize pour votre nouvelle intitulée « My Mother Pattu » (« Ma mère Pattu »). Cette nouvelle explore la jalousie d’une mère envers sa fille. Personnellement, et malheureusement, j’ai une telle mère parmi mes connaissances, et j’espère que cette histoire, si finement analysée, n’est pas tirée de votre expérience personnelle.
SARAS MANICKAM : Le personnage de Pattu est basé sur une personne existant vraiment, qui était très généreuse, gentille et agréable avec tout le monde, sauf avec les membres de sa propre famille ! Je suis sûre que nous connaissons tous de telles personnes, qui sont incapables de manifester leur amour à leurs propres enfants, leurs frères et sœurs ou leurs parents, alors qu’ils sont capables de beaucoup d’amour envers les autres. Je voulais la montrer comme une personne entière, pas entièrement mauvaise, avec beaucoup de qualités en dépit de ses défauts. Les gens sont souvent comme ça, n’est-ce pas ?
Vous êtes née à Teluk Intan, une petite ville de l’État de Perak, en Malaisie occidentale. Vous avez étudié l’anglais à l’Université de Malaya, et avez obtenu une maîtrise en Éducation. Vous avez enseigné, dans des écoles puis dans des instituts de formation d’instituteurs. Puis vous avez démissionné.
Mon mari et moi étions tous les deux instituteurs. Lorsque nous avons appris que Kannan était sévèrement handicapé – pendant les cinq premières années de sa vie il ne pouvait ni s’asseoir ni se tenir debout – nous savions qu’il aurait besoin qu’on s’occupe de lui 24 heures sur 24. Je gagnais beaucoup moins que mon mari, alors il était logique que ce soit moi qui arrête de travailler pour m’occuper de notre fils. Par contre, nos revenus n’étaient pas suffisants ; alors je me suis mise à écrire des manuels scolaires en anglais. Ainsi, nous touchions des droits d’auteur tous les ans.
J’ai toujours aimé écrire des histoires, mais je n’avais pas beaucoup de succès ! Et la vie n’était pas facile, entre m’occuper de mes deux fils (Kannan et son frère cadet), enseigner, tenir la maison, etc.
Nous avions une très bonne nounou qui s’est occupée de Kannan, puis de son frère, lorsque nous étions au travail. Mais lorsqu’elle n’a plus été capable de s’occuper de lui, j’ai démissionné (j’enseignais alors dans un institut de formation d’instituteurs). J’ai travaillé quelques mois dans une entreprise de publicité pour acquérir de l’expérience comme rédactrice. Mais ils m’ont renvoyée car je devais toujours rentrer chez moi avant 18h. Ensuite je suis devenue auteur de manuels scolaires, rédactrice et prof d’anglais.
J’écrivais mes histoires, pas très bien et sans aucun succès. Puis Sharon Bakar a organisé un cercle d’écriture et nous a appris comment écrire. Grâce à ses encouragements, j’ai publié ma première histoire dans une anthologie publiée par Silverfish Books en 2006.
À présent, je travaille comme rédactrice, prof d’anglais et prof d’écriture créative. Enfin, quand je dis que « je travaille »… la situation économique n’est pas très bonne !
Nous avons trouvé une garderie pour Kannan où il y avait beaucoup d’autres enfants handicapés. Il adorait ce centre, car il y avait beaucoup d’amis ! Malheureusement, le centre a fermé, et plusieurs des parents se sont regroupés pour enregistrer une société afin d’ouvrir une crèche et c’est ainsi que Bangsa Ria est né. J’en ai été la première présidente. C’est un lieu d’amour et de partage, et tous les enfants adorent y aller. Malheureusement, après douze ans, nous allons peut-être devoir fermer car nous avons moins d’enfants et très peu d’argent. Pauvres enfants…
Vous n’aimez pas parler de vous.
En effet, je ne souhaite pas parler de moi, car je ne suis pas très intéressante. Mon histoire est la même que la vôtre, que celle de beaucoup d’autres personnes. La plupart de nos histoires viennent de nos souvenirs, ou d’histoires que nous avons entendues ou lues. Les miennes ne sont pas différentes. Elles viennent de mes peines, de mes joies, de mes angoisses, de mes chagrins, de mes amitiés partagées. Je ne suis pas très intéressante : j’ouvre une fenêtre différente sur un instant différent, et une perspective qui change au gré de l’expérience.
Quant à mon écriture, elle a été formée et enrichie par les divers ateliers d’écriture et programmes auxquels j’ai pris part. Les cours de Sharon Bakar sont excellents ; j’ai aussi beaucoup appris lors du Programme d’été à Prague, entre autres. Et bien sûr, il faut écrire, et réécrire, encore et toujours.
Votre livre de chevet ?
Le jardin des brumes du soir, de Tan Twan Eng (Flammarion, 2016, trad. Philippe Giraudon) est de ces livres que je peux lire et relire sans m’ennuyer. La prose y est si belle, et en le relisant, j’apprends beaucoup sur le pouvoir des mots et la rigueur de l’écriture. C’est l’un de mes livres préférés.
Une œuvre malaisienne que vous souhaiteriez recommander à nos lecteurs ?
Et c’est le soir toute la journée, de Preeta Samarasan (Actes Sud, 2011, trad. Yoann Gentric). Ce roman est un condensé de la Malaisie dans laquelle j’ai grandi.
SARAS MANICKAM est l’auteure de l’essai Le laisserez-vous boire le vent ?, traduit de l’anglais (Malaisie) par BRIGITTE BRESSON et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 10 de Jentayu.
Propos recueillis et traduits par Brigitte Bresson. Illustration © Hsu Hui-lan.