Note de lecture L'Avenir
Je viens de l’horizon
Numéro 10
DEPUIS MON RETOUR SUR TERRE, après avoir parcouru plusieurs univers parallèles à la recherche d’un endroit où pleurer1, j’étais fatigué.
Fatigué de cette ville.
Fatigué de ces hommes.
Fatigué de leur vie misérable et répétitive. Tous les jours. Toutes les nuits. Avoir faim et manger. Manger et déféquer. Parce que si tu ne défèques pas, n’est-ce pas, tu meurs dans d’affreuses douleurs. Les affinités et les haines. S’aimer et se détester. Se séparer, se retrouver, puis finir, chacun de son côté, avec la rancune chevillée au cœur. Les pleurs et les rires. Les déchirures et les plaisirs. Les tristesses, les bonheurs. La jeunesse, la vieillesse, et la mort, ce grand point interrogation.
Chaque jour, ma solitude augmentait.
Chacune de mes tentatives pour rompre mon isolement était un échec.
Je n’avais plus envie d’être au monde. Oh, certes, pas à la manière d’un Bouddha. J’étais fatigué, c’est tout. Mais je sentais qu’il y avait quelque chose, ailleurs. Je sentais qu’il fallait que je parte à la recherche de ce quelque chose, avant de dire adieu à cette terre d’infortune.
Aucune loi ne me l’interdisait.
C’était mon droit le plus complet.
Je le savais.
Devenir riche, ça ne m’intéressait pas. Avoir une femme et des enfants, ça ne m’intéressait pas. Je ne tenais pas à faire l’épreuve de leur mort. Car, donner la vie, n’est-ce pas, c’est donner la mort. C’est ajouter de la mort au monde. C’est impardonnable. Non, je n’avais aucune envie d’être le témoin d’une mort que j’aurais donnée. Et si je mourais en premier, mon crime n’en serait pas moins grave : j’aurais abandonné une veuve et des orphelins.
Mourir est effroyable.
Le Bouddha l’a dit.
Je n’accusais pourtant pas mes parents. Ils ne savaient pas, les pauvres, que se marier, avoir des enfants, c’était ajouter de la mort au monde. Ils avaient peut-être eu des doutes, parfois, mais n’avaient jamais osé pousser leurs réflexions aussi loin.
Je pris donc la décision de rester seul toute ma vie, de ne jamais prendre femme, de ne jamais être père, et, peu à peu, je me retirai du monde.
Le ciel pèse sur la ville, aujourd’hui.
Je marche dans le couloir qui mène à ma chambre, un gourbi misérable qui sent le rat crevé. Des voyous fument dans l’obscurité. Je les reconnais. C’est la bande qui a été arrêtée il y a quelques semaines, puis relâchée, parce que les prisons sont, paraît-il, surpeuplées. Ce sont eux qui, l’année dernière, m’ont volé ma vieille bicyclette et la bassine en fer blanc dans laquelle je lavais mon linge, et dont même un pauvre gamin-ferrailleur n’aurait pas voulu.
Je sens monter la colère en moi. Mais que puis-je faire ? C’est leur repaire, ici. Je risque de m’attirer des ennuis, si je m’explique avec eux. Vous ne pouvez jamais gagner avec ces gens-là. Souvent la police les protège. Mieux vaut garder ses distances. J’ai toujours respecté cette règle.
Je regagne mon infâme logis et je fais mon sac en vitesse : deux-trois chemises, deux-trois pantalons de rechange, un peu de nourriture d’avance, et l’essentiel : un carnet de notes, un stylo, un tube de dentifrice, une brosse à dent et un canif. C’est tout ce que j’emporte.
J’enfourche ma nouvelle bicyclette (que j’ai pu m’acheter à force de privations) et je donne un coup de pédale.
Mais à peine ai-je fait quelques tours de roue, que j’entends une voix retentir derrière moi :
« Où vas-tu, Atitep [Divinité] ? »
Je me retourne et j’aperçois un jeune homme qui vient en courant dans ma direction. Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Pourquoi m’a-t-il appelé par mon prénom ? Me connaît-il ? Je n’ai aucune relation à Phnom Penh et ce n’est pas quelqu’un de mon village, ni un ancien camarade d’école.
Je m’arrête et je le salue.
Il répond à mon salut avec un sourire qui illumine son visage.
« Je peux faire quelque chose pour toi ?, lui dis-je.
— Oui, tu peux faire quelque chose, Atitep, quelque chose de très important.
— De très important ?
— Je m’appelle Soriya [Soleil], mais appelle-moi Châmbang [Guerrier], ajoute-t-il, en s’approchant de ma bicyclette.
— Châmbang ? Quel nom étrange.
— Moins étrange que ta propre personne, Atitep. »
Il me fait alors une proposition que personne avant lui ne m’a faite :
« Veux-tu être mon ami, Atitep ? »
J’hésite. Tout paraît si bizarre. Tout va si vite. Mais après avoir réfléchi un instant, je me dis qu’il vaut mieux se faire un ami qu’un ennemi. Et puis, n’avais-je pas dit à qui voulait l’entendre que je souffrais de la solitude ? N’avais-je pas dit que j’étais une île coupée du monde ? Ne l’avais pas dit ? Si, je l’avais dit… Mais je n’en avais pourtant pas moins le désir d’être comme les autres. J’étais pauvre. J’allais à l’école à vélo. Personne ne s’intéressait à moi. Jusqu’à ce que cet inconnu surgisse. En fait, c’était une sorte de rêve qui se réalisait.
« D’accord, lui dis-je.
— Merci.
— C’est moi qui te remercie, Châmbang, dis-je avec émotion. Mais pourquoi m’as-tu choisi, moi ? Tu ne crains pas ma réputation ? Tu sais ce que les gens disent ?
— Je sais, oui. Et ça ne me fait pas peur, s’exclame Châmbang en tenant d’une main ferme le guidon de ma bicyclette. Je t’ai choisi parce que tu es différent des autres. Tu me ressembles, Atitep. Déjà ton nom. Déjà le mien…
— Qu’est-ce que tu sais de moi ?
— Les gens du quartier colportent toutes sortes de rumeurs à ton sujet », me dit Châmbang sans craindre de blesser mon amour-propre.
Il continue :
« Ils disent que tu n’es pas normal, que tu n’as pas toute ta tête, que tu es toujours en train de dire des choses aberrantes, comme par exemple que tu vis “dans un monde où les humains ont disparu, où tout brûle, où tout se consume !”, ou que tu as vu un jour “Phnom Penh se volatiliser en plein ciel”, ou bien que tu as fait la rencontre “d’une femme de lettres très âgée, qui n’avait jamais eu de lecteurs” et que tu es devenu son “premier lecteur”. Personne ne peut donner foi à ce genre d’inepties, n’est-ce pas ? »
Châmbang jette un coup d’œil sur mon sac à dos et me demande :
« Tu comptais partir quelque part ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que j’aimerais partir avec toi. Ce serait bien de voyager ensemble, tu ne penses pas ? »
Ses yeux pétillent de confiance. Il n’a pas l’air de douter un instant de ma réponse. Je lui demande à mon tour, avec un frémissement dans la voix :
« Tu veux partir avec moi ? Mais ces histoires… Ces histoires que tout le monde juge absurdes. Ça a du sens pour toi ?
— Oui, sinon je ne partirais pas avec toi. »
Je lui réponds avec enthousiasme :
« Très bien, faisons un bout de chemin ensemble ! »
Nous nous serrons la main avec force pour sceller notre nouvelle amitié.
À partir de ce jour, moi, Atitep, je ne serai plus une île. Je suis enfin relié. J’ai un ami. Je suis un garçon comme les autres. Grâce à Châmbang. Merci à lui. Merci infiniment.
Je lâche un instant ma bicyclette pour l’aider à ranger ses affaires dans mon sac, puis nous prenons la route sans destination précise.
« Mais, au fait, Châmbang, d’où viens-tu ? Tu ne m’as pas dit. Quel est ton pays natal ? »
Sa réponse me fait sursauter :
« Je viens de l’horizon. Je viens d’un pays où personne n’est jamais allé. » ■
HANG ACHARIYA est l’auteur de la nouvelle Je viens de l’horizon, traduite du khmer par CHRISTOPHE MACQUET et à découvrir dans les pages du numéro 10 de Jentayu.
Illustration © Hsu Hui-lan.