Numéro 4 Cartes et Territoires
Passeport
Entretien
« PASSEPORT » est une micronouvelle de Noelle Q. de Jesus, écrivain des Philippines basée à Singapour. Elle est extraite de son premier recueil de nouvelles, Blood. La longueur de ce texte est inversement proportionnelle à son intensité. C’est une plongée brève mais saisissante dans le quotidien des employées de maison philippines parties travailler loin de chez elles, en l’occurrence à Singapour. Cette micronouvelle met en orbite deux femmes-planètes qui n’ont en commun que la maternité et dont les univers sont diamétralement opposés.
J’ai eu beaucoup d’émotion et de plaisir à traduire ce texte qui a fait résonner des échos. Il m’a fait penser à ce film brésilien très touchant, Une seconde mère, d’Anna Muylaert (2015). Il m’a également évoqué la « Rosie sayang » de la nouvelle Flamme de la forêt de Shivani Sivagurunathan (Malaisie) publiée dans le numéro 1 de la revue Jentayu. Enfin, il a ravivé le souvenir des bonnes du Bénin, ces femmes venues de la campagne qui travaillaient dans la maison de mon enfance…
« Passeport » fait également allusion à la relation toujours forte entre les Philippines et les États-Unis. L’occasion de discuter avec Noelle Q. de Jesus de frontières, mais aussi d’identité, entre autres.
Noelle, ce numéro de Jentayu a pour thème « Cartes et Territoires ». Vous êtes Philippine, née aux États-Unis et vous vivez à Singapour. Où vous placez-vous sur une carte ? Considérez-vous que vous avez de multiples identités ?
Noelle Q. de Jesus : Quelle question merveilleuse et délicieusement complexe. En tant qu’écrivain, j’ai été amenée à m’emparer de cette question dans mes ouvrages, à différents niveaux. Je suis Américaine par accident, étant née de parents philippins qui se trouvaient aux États-Unis pour y poursuivre leurs études. C’est la raison pour laquelle je suis titulaire d’un passeport américain. Je suis cependant très Philippine. Culturellement, je m’identifie aux Philippins aussi bien des Philippines que de la diaspora. Nous sommes d’ailleurs un certain nombre à faire partie de ce dernier groupe. Je comprends et je parle le Tagalog. Je maîtrise complètement l’anglais philippin que nous utilisons et mon humour est globalement et résolument philippin. Je dois cependant admettre qu’en raison d’une combinaison très singulière de contexte familial, d’éducation et de personnalité, je ne suis pas une Philippine typique. Certaines de mes idées et convictions au sujet des femmes, du sexe, du mariage correspondraient peut-être davantage au point de vue américain. Enfin, au cours de ces 16 dernières années vécues à Singapour, cette petite et extraordinaire ville-État est devenue mon chez-moi. J’adore tous ses paradoxes et ce qu’elle a accompli. J’ose même espérer que les Philippines et les États-Unis s’inspirent de la réussite de Singapour. Où je me situe sur une carte ? S’il fallait absolument choisir, je me placerais sur la carte de mon état d’esprit, qui trace des voies reliant ces trois lieux. De multiples identités ? Sans aucun doute. Mais je crois qu’un tout n’est pas simplement la somme de ses différentes parties. Mon identité va au-delà de mon être philippin, au-delà de mon être américain et bien au-delà de Singapour. Ceux qui liront mes œuvres auront un peu l’impression d’avoir un point de vue extérieur — qui peut être le mien — sur l’ensemble des trois pays et leurs cultures respectives. Mais comme j’écris des œuvres de fiction, je peux aussi adopter le point de vue d’une personne de l’intérieur… qui observe l’extérieur. C’est un questionnement identitaire — un autre de mes thèmes d’écriture — que j’ai assez facilement résolu. Je revendique ces trois pays.
Votre micronouvelle, « Passeport », parle de distance, de frontières traversées, de séparation, du manque affectif. Ces thèmes ont-ils une place importante dans votre travail d’écrivain ?
Oui, oui et oui. Ayant quitté les Philippines en tant que jeune adulte de 18 ans, je ne connais que trop bien l’expérience de la séparation et de la nostalgie du chez-soi. Et comme tant de mes compatriotes philippins, comprenant quelques hommes mais essentiellement des femmes, sont obligés de faire ça pour leur famille, de quitter leur maison et de construire de nouvelles vies afin d’aider leurs enfants, leurs parents, leurs frères et sœurs, ces questions apparaissent souvent dans la plupart de mes œuvres, si ce n’est dans la totalité. Je n’avais aucune obligation de partir de chez moi. J’en ai fait le choix afin de poursuivre mes études aux États-Unis, notamment pour que ce pays fasse partie de ma vie. Le résultat est que ce choix permet difficilement de vivre totalement heureux dans l’un ou l’autre pays. C’est peut-être aussi pour cette raison que j’en ai cherché un troisième. En tout état de cause, cette friction, cette attraction-répulsion entre le chez-soi chéri et l’ailleurs palpitant continuera à apparaître dans mes ouvrages pendant longtemps encore, si ce n’est pour toujours. Jusque là, je dois dire que c’est un thème qui s’est avéré inépuisable.
« Passeport » est une nouvelle très courte et cependant saisissante. C’est la voix d’une femme s’adressant à une autre femme, la voix d’une mère s’adressant à une autre mère. Mais c’est une voix silencieuse. Ces mots ne seront pas dits. La répétition du mot « rien » vient faire écho à ce silence. Êtes-vous fascinée et inspirée par les secrets et le non-dit ?
J’admire sincèrement votre analyse et j’aurais aimé pouvoir dire que la répétition du mot « rien » était délibérée et volontaire, mais elle est davantage instinctive. J’étais consciente en écrivant que le « Je », cette femme, ne prononcerait jamais ces mots à haute voix, ni même ne les écrirait si elle en avait l’occasion. J’ai conçu cette histoire comme un plaidoyer de défense concernant le délit qu’elle a commis. Certains le qualifieraient d’ailleurs de délit mineur. Elle l’a effectivement commis. Mais elle explique pourquoi elle ne pouvait pas faire autrement. La réponse à votre question est oui. Oui, je suis fascinée par les secrets et le non-dit. C’est peut-être une manifestation de la commère ou de la psychanalyste qui m’habite. Je connais des gens qui mentent tout le temps et je sais que je peux moi-même en faire partie. On ment à ceux qu’on aime. On se ment à soi-même. On a des secrets pour ceux qui comptent le plus pour nous. Ce silence m’a toujours intéressée et interrogée. Cela remonte à mon enfance quand je sentais que les adultes avaient toujours des secrets et qu’ils me donnaient toujours des explications qui n’avaient aucun sens. Je mourais d’envie de connaître la vérité, et désormais j’essaie d’écrire sur le thème de la vérité : la vérité au sujet du pays, de l’identité, de la sexualité, du mariage, des relations, de la parentalité. Personne ne dit uniquement la vérité. Parce que ce n’est jamais si simple.
Parlez-nous de Blood, votre premier recueil de nouvelles, dont « Passeport » est extrait. Comment s’est déroulé le processus d’écriture, et pourquoi ce titre, Blood ?
Blood Collected Stories est mon premier livre de fiction et, c’est assez embarrassant, j’ai mis 25 ans pour l’écrire. Il contient certains de mes premiers écrits datant du début des années 90, avant que je ne sois mariée ni même que j’aie des enfants, associés à des œuvres écrites jusqu’en 2015, année où le livre a été publié. Au final, ce sont 25 histoires de longueur variable. Certaines sont de longueur traditionnelle et il y a quelques micronouvelles. Certaines comptent jusqu’à vingt pages et d’autres s’étirent à peine sur deux. D’une façon ou d’une autre, ces histoires explorent les thèmes dont nous venons de discuter – la nostalgie du chez-soi, les enchevêtrements du cœur, les définitions du chez-soi, la quête de l’amour véritable, et le passage à l’âge adulte — tout ce qui fait tourner le sang. Je n’y ai pas inclus plusieurs des dernières histoires que j’ai écrites parce que je sentais qu’elles appartenaient, en raison de leur thème, à un autre livre, différent, plus adulte. Comme mon éditeur, Ethos Books, se trouve à Singapour, j’ai inclus trois histoires mettant en scène des personnages singapouriens. Ce livre s’intitule Blood, en raison de l’usage conventionnel en matière de recueils de nouvelles qui veut que le titre du livre soit également celui d’une des nouvelles. « Blood », qui est la dernière nouvelle du recueil, a pour narrateur une petite fille de dix ans qui est prise entre deux feux : sa mère philippine restée traditionnelle et les autres membres de la famille qui ont déménagé et qui vivent en Amérique. Blood peut être commandé depuis le site internet singapourien d’Ethos Books qui livre à l’étranger.
NOELLE Q. DE JESUS est l’auteur de Passeport, une nouvelle traduite de l’anglais (Philippines) par PATRICIA HOUÉFA GRANGE à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 4 de Jentayu.
Propos recueillis et traduits par Patricia Houéfa Grange. Illustration © Public Child.