Distanciation En ces temps incertains
La marche sur l’eau
N° Covid-19
UN JOUR LORSQUE J’AVAIS treize ans, sans donner d’explication à son geste, mon oncle Mayilvahanam se mit subitement à marcher à reculons alors que le monde entier marchait vers l’avant.
« C’est pure folie ! » dirent tous ceux qui observaient sa démarche, pas à pas, à reculons. Mon oncle, toujours vêtu de blanc, chemise et pantalon immaculés, avait-il donc décidé de rejeter ce monde mouvementé qui avance à toute vitesse et de ne plus marcher qu’à reculons ?
Je le voyais, venant depuis chez lui déambuler devant mon école. Comment un homme pouvait-il marcher de la sorte, en toute simplicité, sans heurter personne, me demandais-je, admiratif. Mes camarades de classe le raillaient et l’appelaient « le fou », ce qui me rendait à chaque fois rouge de colère. Était-ce là un crime ? Si ce n’était sa démarche, mon oncle ne se comportait-il pas comme tout le monde ? Ne mangeait-il pas comme nous tous ? Ne passait-il pas lire les quotidiens à la bibliothèque ? N’allait-il pas au temple ? La seule différence était sa façon de marcher. Et cette originalité, il la développa comme il l’entendait !
Son épouse, ma tante Indrani, une femme colérique, n’appréciait pas certaines habitudes de son mari, comme celle d’inviter des inconnus à manger à la maison, habitude dont il ne démordait pas. Il était même surprenant qu’il trouvât ces gens aussi facilement : des voyageurs, de simples passants, des aveugles, des diseurs d’oracles errants accompagnés de leur taureau. Tous étaient amenés par mon oncle pour un repas complet présenté sur une feuille de bananier. Ma tante disait : « Pourquoi les nourrir ? Pourquoi préparer à manger pour ces inconnus ? » Lui faisait mine d’ignorer toutes ses protestations véhémentes. Tant d’inconnus, dont certains ne parlaient même pas sa langue, tels des Indiens du Nord, avaient mangé chez mon oncle !
Ne prêtant aucune attention aux griefs de sa femme et de sa famille, mon oncle se plongeait aussi dans la lecture. Quotidiennement, il empruntait trois livres à la bibliothèque et s’y abandonnait complètement. Comme échappatoire à la colère de sa femme, il se mettait parfois à lire à haute voix. Excédée, ma tante lui saisissait alors l’ouvrage et le jetait au feu. Il ne disait jamais rien, prenait juste un autre livre et continuait à lire. Ma tante criait : « Pourquoi lire autant ? Est-ce cela qui nous aidera à faire fortune ?
— Tu n’en sais rien ! » répondait-il.
Mon oncle craignait les conflits, c’était sa faiblesse. Lorsque ses enfants l’accablaient de reproches, il se plongeait dans un exemplaire du recueil de Naladiyar. L’univers livresque était pour lui un réconfort, il s’évadait. Peut-être s’inspirait-il de ces récits pour inviter à sa table de parfaits étrangers, allez savoir !
Ma tante, inquiète pour son foyer d’avoir un mari aussi irresponsable, se demandait comment encourager ses enfants à réussir leur vie. Sa frustration se manifestait à chaque venue d’invités inconnus. Si parfois ma tante leur refusait le repas, mon oncle les emmenait au Saraswati Vilas, à côté de chez eux. Elle le tançait encore et encore : « Pourquoi les ramener ici, ces vauriens qui passent dans la rue ? » Pas un jour ne s’écoulait sans réprimandes, mais ce n’était pas pour autant que mon oncle changeait son comportement.
Il ne fumait pas de cigarettes ni de bidis, ne jouait pas aux cartes — mon oncle n’avait aucun de ces vices. Parfois il achetait des bananes qu’il offrait aux vaches aux abords des temples. D’après les racontars d’un marchand ambulant, il emmena même un chevreau errant manger des aubergines ! Et aux chatons abandonnés, il donnait des restes de poissons récupérés au Muniyandi Vilas, comme le criait ma tante, de manière à ce que toute la rue l’entende. Ainsi vivait mon oncle ; en dépit des injures et des reproches de sa femme, jamais il ne s’en plaignait aux autres. Ma tante, elle, ne se départait pas de sa colère et l’accusait de tout, et surtout de marcher à reculons.
Quand il entamait sa marche singulière, ma tante se plaçait souvent devant la porte, incapable de trouver le sommeil le soir venu et fixant la rue de ses yeux hagards. Son entourage la décrivait comme prise de délires, même une fois endormie. « C’est pour m’accabler qu’il marche ainsi, se plaignait-elle à ses voisines. Un homme peut-il infliger un tel châtiment à son épouse ? » À l’entendre, les gens restaient perplexes.
« Mon mari n’est pas débrouillard », pensait-elle. Mon oncle travaillait dans un magasin de commerce équitable et, quand elle lui demanda d’acheter des produits à bas prix pour les revendre à profit, l’idée ne lui plût pas. Elle le réprimandait sans cesse : « Avec nos revenus, nous avons tout juste ce qu’il nous faut, il faut en finir avec votre hospitalité ! »
Mon oncle répondait alors : « Qu’importe à qui appartient l’estomac affamé, il faut le rassasier ! »
Elle ajoutait : « Et pour ça, vous n’avez trouvé que notre foyer ? N’avez-vous aucune envie de mettre de l’argent de côté pour nos enfants ?
— Qui sait ce qui va se passer demain, disait mon oncle.
— Nourrir la ville entière… se lamentait ma tante. On va se retrouver sans argent, à la rue ! »
Ce à quoi mon oncle répondait : « On ne perd rien à offrir un repas !
— Si une personne de plus passe le seuil de cette maison pour manger, je pars d’ici », menaça ma tante.
Mon oncle lisait alors le Tiruvachagam à haute voix de façon à ce que sa femme l’entende. Elle ne lui adressa plus la parole pendant deux jours, tout en recevant néanmoins un nouvel invité à manger. L’entente durait de la sorte !
Mais pourquoi se mit-il à marcher à reculons ? Cela restait un mystère. Il était le seul de la ville à circuler ainsi. Peut-être en trouverait-on de par le monde d’autres que lui, mais en aucune manière d’aussi rapides.
Le jour où ils allèrent assister à un mariage dans la famille d’Arunachalam, l’avocat, fut celui où il commença sa marche à reculons, se souvenait avec précision ma tante. Quelle en était la raison ? Que s’était-il passé ce jour-là ? lui demandait-on.
« Rien de plus que maintenant, répondait ma tante. Ce jour-là, comme nous étions invités à des noces, je n’avais pas préparé de nourriture à la maison. Lui, une feuille de bananier à la main, est arrivé avec un individu. Je leur ai expliqué l’impossibilité de servir quelque repas. »
« On se rendra plus tard au mariage, avait-il dit. Mon invité arrive à pied d’Uppathur, prépare-lui donc à manger. »
L’homme s’etait assis par terre, jambes croisées, comme s’il allait être servi. Ma tante, ne pouvant contenir sa colère, avait alors saisi un pot rempli d’eau et lui avait déversé le contenu sur la tête. Celui-ci ne s’en était aucunement froissé, l’avait bénie et s’en était allé. S’il avait proféré des injures, mon oncle aurait mieux accepté la situation, mais le fait que l’homme, après un mot de bénédiction à sa femme, se soit éclipsé, avait rendu mon oncle hors de lui. Furieux, il lui avait lancé : « Tu n’es pas digne d’être une femme ! »
Ma tante, toujours sous l’effet de la colère, l’avait copieusement insulté, ce sur quoi mon oncle était sorti de la maison en trombe. C’est depuis ce moment-là qu’il s’était mis à marcher à reculons. Il demeure étonnant que l’aigreur puisse agir aussi puissamment sur le comportement d’une personne, pensait-on ! Mon oncle n’avait jamais cherché à se justifier, mais depuis lors, il n’invita plus d’inconnu chez lui. D’ailleurs, lui-même cessa de prendre ses repas à la maison : il allait au restaurant. Pourtant il continuait à habiter chez lui. Voilà bien une drôle de vie, disait-on !
On aurait pu croire que mon oncle marchait à reculons pour amuser la galerie. Quelques-uns, pour se moquer, l’imitaient quand il passait près d’eux. Il ne s’en irritait pas et continuait avec entrain sa marche particulière. Que pouvait bien lui apporter cette façon de se déplacer ? Je tentai l’expérience. Tout subitement sembla s’allonger autour de moi et se déployer devant moi : les voitures, le va-et-vient des gens, les arbres bordant les trottoirs, tout semblait différent. Propulser son corps en avant ou en arrière n’était pas pareil, je m’en rendais pleinement compte. Marcher à reculons en tournant souvent la tête en arrière n’était pas évident !
Mon oncle, lui, ne regardait pas derrière lui, c’était comme s’il avait les yeux dans le dos. Jamais pourtant il ne heurtait qui que ce soit, jamais d’accident, jamais il ne trébuchait ou tombait à terre. Ce n’était pas simplement une question d’habitude chez lui : sa propre volonté jouait un rôle prépondérant. Quand je lui posai la question, voici ce qu’il me répondit : « Le monde se révèle plus vaste pour celui qui marche à reculons. Il faut éviter de suivre la course habituelle du monde, il faut plutôt l’habituer à nous. »
Quel était le sens de ses mots ? J’étais trop jeune pour le comprendre. Existait-il des oiseaux qui volaient à reculons ? D’autres animaux qui se déplaçaient de la sorte ? De telles idées me traversaient la tête. Cette étrange façon de marcher reposait sur de l’amertume et un rejet du monde.
Outre la marche à reculons et l’accueil d’inconnus chez lui, mon oncle restreignit ses déplacements à la maison, au travail, au temple, dans tous ses lieux habituels. Pour ma tante, c’était déjà une victoire qu’il ait cessé d’inviter des étrangers à la maison. Ses enfants se moquaient de lui en le traitant de tous les noms et Surendra, mon cousin, chercha à le confronter en l’invectivant : « Tu ne vas rien accomplir de bon en lisant des livres ! » Ma cousine Shanti et son frère Divakar considéraient les actes de leur père comme un manque de respect envers eux tous.
Mon oncle ne répondait pas, car personne ne cherchait à établir avec lui un dialogue courtois. Peu lui en importait, l’absence de paroles n’empêchait pas les relations parentales.
J’adorais mon oncle. Je le voyais tenir d’une main son journal, son autre main se balançant librement. J’aimais sa démarche extraordinaire et son caractère solitaire. Monsieur Muthuswamy lui disait : « Vous traversez les rues à reculons. Gardez au moins un sifflet sur vous pour vous annoncer. » À cela, mon oncle ne répondait pas.
J’étais étudiant et j’aimais la compagnie de mon oncle. Je l’accompagnais parfois au magasin, là où il travaillait. Je le voyais se lever de sa chaise et, fidèle à sa marche à reculons, rejoindre les marchandises. Son attitude faisait l’objet de beaucoup de railleries, certaines personnes se gaussaient ouvertement sous son nez, alors mon oncle riait avec eux. C’était un travailleur acharné, qui restait au magasin jusqu’à 18 heures pour terminer sa comptabilité et ne rentrait chez lui qu’une fois la tâche accomplie.
Une fois, alors que je marchais avec lui, je lui demandai contre qui il était en colère. « Pourquoi le serais-je ? me répondit-il. Je ne suis pas un puissant ! À quoi bon être en colère, surtout pour celui qui est incapable de satisfaire la faim d’autrui ?
— Alors s’agit-il d’une punition que vous vous infligez ? poursuivai-je.
— Ce n’est pas de punition qu’il s’agit, mais de liberté. Face à ce monde qui avance tout droit, moi je marche à reculons. N’est-ce pas une liberté qui m’est accordée ?
— Comment ça, une liberté ? » Je n’étais pas convaincu.
« Tu ne pourras pas me comprendre comme ça… Il faut le vivre pour savoir. »
Ne pouvant suivre son allure, je m’arrêtai à mi-chemin tandis que lui continua sa route comme toujours jusque chez lui. Curieusement, comme je l’écoutais, c’était le monde qui me paraissait étrange ; chacun menait le cours de son existence comme il l’entendait, mais décider de vivre à contre-pied comme mon oncle, c’était un vrai défi. Ma tante, quant à elle, espérait que son mari rentrât dans la norme. Elle n’y renonçait pas et gardait espoir, même si lui ne montrait aucun signe de son côté. Un jour, ma tante arriva chez moi en se lamentant : « Savez-vous ce qu’il fait maintenant ? Il reste prostré à un endroit. Si on souffre des jambes, on peut bien s’arrêter cinq minutes, mais lui peut rester debout des heures et des heures. Il y a deux jours, il est resté planté immobile de 16 heures au lendemain 9 heures, rue Chekkalai. Que faire avec un homme qui a perdu la tête ? Quel dommage qu’il devienne ainsi ! »
Mon propre père lui aussi décida de parler à mon oncle afin d’essayer de déchiffrer ce nouveau problème. Quant à moi, je me demandais si mon oncle n’avait pas quelque pouvoir surnaturel ou s’il ne prenait pas, comme dans la marche à reculons, simplement quelque plaisir. Par ailleurs, personne ne pouvait savoir où trouver mon oncle.
Cela eut pour conséquence qu’il ne pouvait plus travailler car personne ne lui confiait plus la moindre tâche. S’en souciait-il ? Quand j’entendis qu’il était debout, immobile, depuis un jour et demi, sous un arbre de neem près d’un marché au coton, je m’y précipitai aussitôt pour le voir. Il se trouvait là, fixe, de nuit comme de jour, les yeux clos, sans aucune nourriture, ne dormant pas. Il ressemblait à une statue de pierre. Je m’approchai de lui, pris ses mains dans les miennes et chuchotai : « Oncle? » Il ouvrit les yeux et me répondit en souriant : « Je vais bien. » Je n’étais pas rassuré pour autant.
Ma tante, toujours prévenante à l’égard de son mari, appela deux hommes qui le transportèrent à Madurai afin qu’il y suive un traitement médical. Là aussi on chercha à identifier son mal. À son retour, il marchait toujours à reculons, mais sa marche avait perdu de sa vitesse. C’est alors qu’un événement inattendu survint.
Surendra, le fils aîné de mon oncle commença lui aussi à marcher à reculons, vite et sans jamais heurter personne, comme son père. Il s’en allait ainsi à l’usine à béton où il travaillait. Ma tante ne put supporter ça ! Elle sanglotait à chaudes larmes, s’en prenant vivement à Dieu. Surendra n’y prêtait guère attention.
« Pourquoi toi aussi deviens-tu fou comme ton père ? lui demanda-t-elle. Dois-tu l’imiter dans sa folie ? »
Surendra répondit : « N’injurie pas Papa, il n’est pas un homme ordinaire. Tu ne comprends pas ! »
À sa réponse, ma tante, prise de colère, se leva pour s’emparer d’un bâton afin de battre son enfant, mais celui-ci était déjà parti.
Ma tante ne pouvait se résigner à accepter la nouvelle marche à reculons de son fils. Elle se rendit au temple, revint avec de l’eau bénite et en aspergea Surendra. Elle alla aussi consulter un astrologue. Très souvent, elle ne se montrait pas disposée à préparer à manger. On disait d’elle qu’elle « marchait comme un chat malade ». De tout cela, Surendra ne s’en souciait aucunement.
Le père et son fils, marchant à reculons, faisaient l’objet de discussions dans toute la ville. Mais ni l’un ni l’autre ne s’en préoccupait. Un jour, je les vis ensemble dans la rue. Surendra ne pouvait égaler l’allure de son père, il y avait toujours une distance de dix pas entre eux. Surendra sourit en me voyant et dit : « La vie de famille, c’est comme une maladie pour les hommes, il faudrait s’en débarrasser ! » Je hochai la tête sans comprendre.
Mon oncle et Surendra ne marchaient jamais ensemble, tels deux oiseaux dans un même ciel suivant chacun leur destinée. Un jour, subitement, tous deux disparurent de la ville. Où étaient-ils ? Que devinrent-ils ? Personne ne le savait.
Ma tante les maudit, les imaginant mendiants aux abords d’un temple. À partir de ce moment-là, elle ne ferma plus la porte de sa maison. Elle commença à travailler dans un moulin à riz. Elle se mit aussi à parler toute seule, d’une voix forte, comme si quelqu’un était assis à ses côtés. Par moments aussi elle pleurait toutes les larmes de son corps.
Vingt ans passèrent quand j’appris un jour qu’un saint homme à Kolkata marchait sur l’eau. Je décidai d’aller voir le miracle. Sur place, une foule s’était assemblée, de la nourriture était offerte, l’air ambiant en gardait encore d’agréables effluves. Plusieurs personnes se prosternaient aux pieds du saint homme barbu, pas avare en bénédictions.
Je m’approchai de lui pour le voir de plus près. C’était mon cousin Surendra ! Il ne me reconnut pas, me bénit et m’offrit du kumkum1. Un dévot l’interrogea en bengali : « Qui est votre gourou ?
— Le gourou Mayilvahanam », répondit-il tranquillement.
C’était le nom de mon oncle ! C’était bien le même regard perçant. Je ne me fis pas connaître.
« Où se trouve le gourou Mayilvahanam ? demanda le dévot.
— Il a atteint le salut de son âme », répondit le saint homme.
En entendant cette nouvelle, je ressentis un léger pincement au cœur.
Le soir même, le saint homme devait marcher sur l’eau devant toute l’assemblée. Je n’eus pas le courage de rester, j’en avertis ma femme. En ironisant, elle me demanda : « Toute votre famille est comme eux ? » Son air moqueur m’irrita ! Je décidai de me rendre chez ma tante pour lui dévoiler ce secret.
Ma tante avait élevé seule ses enfants. Ceux-ci s’étaient mariés et avaient à leur tour eu des enfants. L’âge avait marqué son visage. Elle se parlait toujours à elle-même. Ma première intention était de lui dire toute la vérité, mais, en la voyant, je changeai d’avis. Spontanément, elle me parla de mon oncle : « Quand on se préparait pour aller au mariage de la famille Arunachalam, il a invité un inconnu à manger. En colère, je l’ai sermonné. Un homme, s’il se doit d’être affable, ne peut cependant rester oisif, et j’ai crié : Vous n’êtes bon à rien ! L’invité n’avait aucun courroux, il souriait, un sourire maudit, et le lendemain ton oncle marchait à reculons. Qui peut comprendre le cerveau humain ? »
Moi-même je ne comprenais pas la réaction de mon oncle. Était-ce pour punir sa femme ? J’en parlai à mon père, il m’écouta et me répondit :
« Je ne sais pas s’il est un saint ou un fou, mais j’ai compris une chose : celui qui comprend la faim de son prochain est un vrai homme. Pour assouvir sa propre faim, ton oncle, lui, ne comptait sur personne. Aussi, il ne disait jamais de mal sur ceux qui ne nourrissaient pas les affamés. Une façon simple de punir l’autre c’est de se punir, n’est-ce pas ? Il faisait ce qui lui plaisait, ne changeant rien pour personne, ce qui n’est pas chose facile ! Il n’avait aucune plainte contre le monde. Toi, moi, on est des gens ordinaires, lui était différent ! Pour ceux qui comprennent ça, cet homme est un saint, pour les autres un simple fainéant. »
Toujours perplexe, je lui demandai : « Papa, un homme peut-il marcher sur l’eau ?
— Les insectes le font, rien d’exceptionnel ! Mais pour un homme, il faut qu’il soit un illuminé. Quand l’esprit et le corps ne font qu’un, on peut tout accomplir. C’est ce qu’il a réalisé. »
Je vis à l’instant l’image de mon oncle devant mes yeux. D’une voix troublée, Papa ajouta :
« Le monde peut rejeter quelqu’un, mais quand votre propre famille ne parvient pas à vous comprendre, alors tout devient un enfer ! Lui a vécu cela, ni le monde ni sa famille ne le comprenaient. Mais pour lui, ce n’était pas important. Combien d’hommes sont capables d’une telle ouverture d’esprit ? »
La douleur de ne plus pouvoir revoir mon oncle m’attrista de plus en plus.
S. RAMAKRISHNAN est l’auteur de la nouvelle La marche sur l’eau, traduite du tamoul par VASUMATHI BADRINATHAN. Première publication in நீரிலும் நடக்கலாம் (Uyirmmai, Chennai, 2014).