Mort En ces temps incertains
La chambre désertée
N° Covid-19
IL Y A UNE VINGTAINE d’années, je me rendis à Castro Street pour la première fois. La rue était toute pavoisée de drapeaux arc-en-ciel. L’ami qui m’y amenait m’expliqua que chacun de ces drapeaux était lié à la célébration d’un « mariage » homosexuel. À cette époque antérieure à l’épidémie de sida, bien que certains représentants de la communauté homosexuelle aient déjà été frappés par la maladie ou aient succombé à une mort mystérieuse, le monde médical n’avait pas encore officiellement identifié cette peste noire du siècle.
Cette période pré-épidémique du sida fut l’âge d’or de Castro Street. Des homosexuels goûtant les joies simples de la vie domestique se promenaient dans la rue à la tombée du jour en compagnie de leurs grands chiens. Tout en regardant les drapeaux arc-en-ciel briller sous les derniers feux du couchant, ils se saluaient tous d’un « bonsoir ». Aux cafés des coins de rue, des couples d’amoureux occupés à siroter du vin doux avant le dîner toisaient de jolis blonds tout juste débarqués du Minnesota. Lorsque les éclairages nocturnes s’allumaient, les amateurs de soirées arrosées rentraient chez eux faire la fête. Leurs discussions enflammées tournaient autour de l’amour-haine que se vouaient le nouveau maire et son amant. Tout en vidant des bouteilles de Heineken (la boisson favorite du milieu homosexuel d’alors), ils se mettaient au balcon sous la brise de soir de San Francisco pour contempler dans le lointain les myriades de lumières. Nombre d’entre eux éprouvaient alors un véritable sentiment de bonheur : ils échappaient à leur passé, jadis soumis au conservatisme rigide du centre-ouest, à la solennité puritaine du nord-est ou à l’intolérance et à l’oppression catholiques du sud. À présent en pays homosexuel, ils trouvaient enfin liberté et reconnaissance.
Passé minuit, mon ami m’emmenait « draguer » dans les bars gays du Castro1. Bains publics, boutiques de vêtements ou de chaussures, magasins de jeux étaient ouverts et remplis de monde. On y croisait tous les jolis garçons de la ville. À l’époque, on trouvait de tout à Castro Street : hardcore et softcore bars, leather bars et S&M (sadomasochiste) bars. Il y en avait pour tous les goûts. Bien que les trompettes de la Mort aient déjà commencé à sonner à la porte, ceux qui se livraient aux joies de la fête croyaient entendre le clairon de la victoire. Nul ne vivait dans le tabou.
C’est dans ce contexte que je fis la connaissance de Chris et de David. Ce dernier était un garçon taïwanais venu étudier l’architecture à San Francisco. Chris était son camarade d’études. David était un ancien copain d’école d’un de mes amis. Lorsque ce dernier avait appris que je devais me rendre prochainement à San Francisco, il m’avait transmis le numéro de téléphone et l’adresse de David en m’incitant à lui rendre visite. En même temps, il m’avait signalé que David était « gay ». Au début des années 1980, c’était un terme encore pratiquement inconnu à Taïwan. Les films Garçon d’honneur et La Rivière2 ainsi que le mariage de Shu Yu-Shen3 n’avaient pas encore vu le jour à l’époque.
David était un jeune homme de bonne famille typique, de tempérament docile. Son père était un médecin renommé, passant la majeure partie de son temps à l’hôpital et n’entretenant que des relations distantes avec son fils. David évoquait souvent son enfance « dépourvue de père spirituel ». C’était à sa mère, dont il était beaucoup plus proche, qu’il s’identifiait. Il se souvenait d’avoir partagé le grand lit maternel jusqu’à ses années de lycée. Il approchait les filles assez aisément, mais il s’était aperçu qu’il cherchait toujours à retrouver sa mère en elles, ce qui lui interdisait tout contact physique. Selon lui, leur compagnie le contraignait à affronter son complexe d’Œdipe. À partir du lycée, il commença à s’éprendre secrètement de garçons de sa classe ou du bus scolaire. Dans le Taïwan des années 1970, on ne trouvait aucun livre traitant de la question homosexuelle ni émission call-in à la télévision. Ainsi se réfugiait-il dans un monde imaginaire.
Pendant ses années d’université, il essaya de se lier à quelques filles. Distingué et délicat, sachant jouer du violon, il était du genre à leur plaire. Il les accompagnait à des concerts du Mémorial Sun Yat-Sen ou à des spectacles de danse du Cloud Gate Dance Theatre. C’était un véritable gentleman parfaitement adapté au Taïwan d’avant la levée de la loi martiale4. Il ne prenait aucune liberté avec les filles, qui ne s’en étonnaient guère. Sa grâce et sa distinction n’auraient jamais permis à des femmes modernes de deviner en lui « un gay dans le placard », identité qu’il dissimula d’ailleurs fort bien durant ses quatre années passées à l’université. Pourtant, lors de son service militaire, il fut en butte à certaines vexations. Il était le seul à prendre sa douche en slip et quand il recevait l’instruction de tourner à droite ou à gauche, il se trompait souvent. Lorsque les vétérans s’en prenaient aux novices, il était toujours leur première cible. Heureusement protégé par son commandant, il fut affecté par la suite à un travail de bureau. La veille de son départ de l’armée, ce dernier, éméché, eut même un rapport sexuel avec lui.
Deux mois après la fin de son service militaire, David arriva à San Francisco. Les mouvements homosexuels battaient leur plein à l’époque et faisaient fleurir leurs slogans au sein des universités. Le plus extraordinaire fut pour lui de découvrir peu à peu que près de la moitié de ses camarades de classe étaient homosexuels. Il lui semblait que tous les gays américains affluaient à San Francisco. Ce fut le plus naturellement du monde que David se mit en couple avec Chris. Ce dernier, venu de Portland, était le fils d’un bûcheron machiste, qui se laissait parfois aller à frapper les siens. Chez Chris, qui le craignait depuis l’enfance, l’appréhension que lui inspirait ce père, curieusement, se mua en un désir envers les hommes.
David et Chris s’installèrent à Castro Street, arborant à leur tour un drapeau arc-en-ciel. Leur relation était alors exclusive, mais rester monogame n’est pas chose aisée dans leur milieu, dont la culture est précisément fondée sur la conscience du désir sexuel, alors que la monogamie de la culture hétérosexuelle, en se conformant aux conventions sociales, va à l’encontre du désir même. Ce principe ne peut donc guère s’imposer au milieu homosexuel.
Venant de Taïwan alors encore soumis à la loi martiale, David adhérait pourtant à l’idéal de la monogamie, bien qu’ayant grandi auprès de parents unis par un mariage de raison dépourvu d’amour. Cette conviction lui apportait un sentiment de sécurité.
Lors de ma deuxième visite à San Francisco, il y avait déjà de l’eau dans le gaz entre Chris et David. Je m’aperçus alors que certains hommes, par leur jalousie, ne le cèdent en rien aux femmes. Faisant de moi sa confidente, David m’exposa tous ses griefs. Il m’énuméra ses propres qualités, son savoir-faire en matière de cuisine, de lessive, de ménage, etc. Il ne se serait jamais attendu à ce que Chris fréquente des garçons de petite vertu. Quant à Chris, il me considérait comme une médiatrice. Au fond de lui, ce dernier ne voulait pas couper les ponts avec David : comme la plupart des hommes, il souhaitait garder un pied dans chaque camp.
Lorsque je retournai à San Francisco en 1987, David et Chris s’étaient séparés. Je m’installai dans la chambre désertée par Chris. Je remarquai alors que les drapeaux arc-en-ciel avaient quasiment disparu de Castro Street. Il n’en restait plus qu’un ou deux, qui, déchiquetés et délavés, flottaient au vent. David me révéla d’un air abattu que plus aucun mariage n’était célébré, que Castro Street avait atteint un pic de « divorces » et que les couples vivant sous un même toit rompaient les uns après les autres. Ce fut aussi cette fois-là qu’il évoqua une mystérieuse épidémie. Il me raconta que beaucoup de gens avaient contracté une étrange maladie. Nous devions apprendre un peu plus tard qu’il s’agissait du « sida ».
J’exhortai David à la prudence. En réalité, cette mise en garde n’était pas nécessaire, car il était plutôt du genre « peu entreprenant » et « inactif ». Sédentaire, il aimait faire la cuisine, écouter de la musique, lire des magazines, cultiver des fleurs. Il ne fréquentait ni les bains publics, ni les bars gays, autrement dit, il était en sécurité.
Pendant plus d’un an, David ne trouva pas de compagnon à sa mesure. Ses parents le pressaient de rentrer à Taïwan pour créer une entreprise, exercer son métier d’architecte, se marier, fonder une famille, etc., mais il ne voulait pas y retourner de peur de devoir affronter la pression familiale et sociale. Il travaillait à temps partiel dans un grand cabinet d’architecture pour gagner sa vie.
Lorsque je revis David, il sortait déjà avec James. Au premier coup d’œil, celui-ci me déplut. Selon une intuition inexplicable, il me parut dangereux. David, quant à lui, s’était lancé à corps perdu dans cette nouvelle histoire d’amour. Mon pressentiment s’avéra fondé, car il fut plaqué trois mois plus tard. Le cœur brisé, David découvrit alors qu’il était porteur du VIH. Lorsqu’il me communiqua la nouvelle au cours d’un appel téléphonique international, il avait déjà retrouvé son calme. Il m’avoua avoir été hystérique pendant plus d’un mois après avoir appris la vérité. Selon lui, la vie ressemblait à une roulette russe, dont il était impossible de calculer les probabilités. Lui qui n’avait eu que trois hommes dans sa vie, qui avait toujours fait preuve de fidélité avec chacun d’entre eux, était pourtant le grand perdant à présent.
Je m’envolai pour San Francisco afin de lui tenir compagnie quelque temps. Je lui demandai s’il souhaitait rentrer à Taïwan et avouer la vérité à ses parents. Il répondit par la négative. Il pensait qu’en tant que porteur du VIH, il était préférable pour lui de rester à San Francisco. Le soir, nous marchâmes dans Castro Street déserte, où beaucoup de magasins avaient fermé. L’ambiance carnavalesque des années précédentes avait disparu dans la nuit noire. David m’amena dans un centre communautaire, le Phare, une association d’aide aux séropositifs et aux malades du sida.
Alors que nous étions assis au Phare à boire un café américain, j’aperçus un individu déjà touché par la maladie, squelettique, en train de photocopier des prospectus. En face de moi, David, lui, malgré son air las et son regard triste, était encore beau et en bonne santé. Tout le monde vieillit et meurt un jour ou l’autre, mais je savais que la roue du destin marquerait très rapidement de ses empreintes cruelles le visage de David. Il observait également le sidéen avec un regard plein d’appréhension, voyant en lui son propre avenir.
David tomba malade durant l’hiver 1994. Après une phase de latence qui avait duré plusieurs années, le sida se déclara avec la violence d’une éruption volcanique. Rien ne put l’arrêter. En le voyant dans cet état, je sus que ses jours étaient comptés. Pourtant, David rayonnait de joie, car Chris était de retour. Celui-ci, qui avait dragué dans d’innombrables bars, s’était rendu à Fire Island dans l’État de New York, n’était pas même porteur du VIH. La vie est vraiment étrange. Lorsque Chris avait appris par des amis la maladie de David, il avait décidé de revenir pour faire avec lui le dernier voyage de sa vie.
Après mon départ, Chris me raccompagna jusqu’à l’arrêt de bus. Alors que nous arpentions Castro Street, des images du passé me revinrent en mémoire. Je pensai à Puccini, une chienne que Chris et David avaient élevée ensemble. En déménageant, Chris l’avait emmenée avec lui. Lorsque je demandai : « Où est Puccini ? », il répondit qu’il l’avait donnée à un ami. Puis une pensée soudaine lui traversa l’esprit. Il me dit que Puccini était devenue mère, qu’elle avait eu des chiots et qu’il irait en chercher un chez cet ami pour tenir compagnie à David. Malgré la mort prochaine de ce dernier, le bon vieux temps semblait retrouvé.
En prenant congé de Chris, je ne sais pourquoi, je le remerciai soudain. Je n’étais pas de la famille de David ni quoi que ce soit d’autre pour lui, mais Chris comprit ma pensée. En me lançant un regard, il me déclara avoir toujours apprécié David et le considérer comme un petit frère. Il ajouta que c’était un bon garçon, que Dieu s’était montré injuste envers lui. Il me fit part de sa perplexité : pourquoi n’était-ce pas lui qui était malade ?
David contracta une pneumonie aiguë, l’une des complications possibles de l’infection par le sida. J’étais absente, tout comme sa famille, lorsqu’il décéda à l’hôpital. Seuls Chris et leurs amis étaient à son chevet. J’assistai néanmoins à l’enterrement, qui eut lieu au cimetière de Colma, au sud de Castro Street, d’où l’on peut voir le Pacifique. De l’autre côté de l’océan se trouvait son pays natal. Durant la cérémonie, j’aperçus les parents de David, qui croyaient toujours, ou feignaient de croire que leur fils était simplement mort d’une pneumonie aiguë. Bien que cette « comédie » soit difficile à jouer pour le père médecin, Chris ne se déroba pas au lancer d’un bouquet de roses mauves sur la tombe de David. Quant à moi, je jetai des lys de Casablanca, sa fleur favorite.
Adieu, David !
Je retournai encore une fois à San Francisco en 1996. Chris avait quitté Castro Street pour Santa Fe où il étudiait les maisons troglodytes d’Indiens aborigènes. Je visitai le quartier. « Le Castro a perdu un quart de sa population pendant les sept ou huit dernières années, me déclara Pierre, un ami français, comme l’Europe ravagée par la peste noire au Moyen Âge. » Il ajouta : « Pourtant, après cela, il y eut la Renaissance. » Sur les ruines de la mort s’étaient épanouies les fleurs les plus resplendissantes de la civilisation.
J’ignorai ce qu’il adviendrait de Castro Street dans un proche avenir. Nombre de bains publics et de bars, fermés depuis longtemps, avaient rouvert. La rue semblait retrouver peu à peu son dynamisme. Des gens distribuaient des préservatifs aux coins de rues, ce qui rappelait l’apparition de la mode des bars à cigare en Californie après l’interdiction de fumer dans l’espace public. La propension de l’homme à se distraire ne disparaîtra jamais. Peut-être Castro Street serait-elle de nouveau pavoisée de drapeaux arc-en-ciel lors de mon prochain passage.
J’ai revisité Castro Street en 2003. La rue a effectivement ressuscité. Les gens ont appris à vivre avec le sida, San Francisco n’est plus l’endroit le plus touché par ce fléau. C’est maintenant dans certaines régions sous-développées africaines et asiatiques que la maladie se propage le plus. On s’est aperçu que ce qui rendait le sida dangereux n’était pas le contact sexuel en soi, mais l’ignorance.
Castro Street est devenue un lieu touristique de la communauté homosexuelle. Celle-ci n’est plus aussi fermée et une culture pluraliste s’y développe doucement. Au XXIe siècle, la discrimination sexuelle n’est plus le sujet auquel les homosexuels prêtent le plus attention. Durant la période post-épidémique du sida, ils ont commencé à repenser la structure patriarcale cachée au sein de leur culture, selon un point de vue promu par la série télévisée homosexuelle intitulée Angels in America. L’origine de leur oppression n’est pas forcément le fait des hétérosexuels. Les homosexuels qui n’arrivent pas à s’affranchir de la domination et de la dépendance patriarcales ne peuvent accéder à la véritable liberté.
David nous a quittés il y a déjà plusieurs années. Je me demande souvent s’il s’est décidé à se réincarner. Si oui, où a-t-il choisi de renaître ? En quel genre de personne ? Est-il revenu à San Francisco ? Se trouve-t-il parmi tous les garçons et les filles purs et innocents que je croise dans les rues ? Peut-être qu’un jour, quelqu’un me montrera d’un geste mystérieux David vivant heureux en un autre lui-même.
LUCILLE HAN est l’autrice de la nouvelle La chambre désertée, traduite du chinois (Taïwan) par KUO SHENG-LUNG et MARIE LAUREILLARD. Première publication in《舊金山私密日記》 (Fine Press, Taipei, 2000).
Photographie © Leslie+Lohman Museum of Gay and Lesbian Art.
2. Garçon d’honneur (1993) de Ang Lee et La Rivière (1997) de Tsai Ming-liang.
4. La loi martiale fut en vigueur à Taïwan de 1949 à 1987.