Extrait L'Avenir

Archipel

Numéro 10

2180 – Stilt City – Est des États-Unis

ELLE ÉTAIT UNE VOLÉE de perceptions : une enceinte de bras blancs charnus, un poids sur son dos, des rires dans son oreille et le parfum révélateur de la lavande.
« Connie ! Ils m’ont dit que tu étais morte ! » s’écria Tommy en l’agrippant comme s’il ne lâcherait jamais.
C’était comme si un membre fantôme s’était réveillé, avide de toucher, exigeant d’être reconnu. Une caresse, avait écrit Sartre, est plus qu’une caresse, c’est une construction qui fait renaître l’autre dans la volute des doigts. Les caresses de Tommy devinrent assez insistantes pour que Connie le repousse en riant.
« Tu n’as pas changé, Connie.
— Ça veut dire que tu as commencé à oublier, Tommy.
— Je suis désolé de n’avoir jamais demandé à Mira pour le Sphinx. J’avais complètement oublié. Si seulement j’avais su…
— Quel idiot tu es, interrompit Connie en posant sa joue contre la sienne. Comme si c’était important. Ne sais-je pas tout ce que tu sais ? »
Il entrelaça ses doigts dans ses cheveux et la rapprocha de lui, si près qu’elle commença à se fondre en lui. Elle disait quelque chose, mais il ne pouvait pas se concentrer sur ses paroles ; il y avait un poids sur sa poitrine, et il devenait de plus en plus lourd…
Je rêve, pensa-t-il. Mais comment était-ce possible ?
Il se réveilla dans les ténèbres. Un goût froid et sucré dans la bouche, comme si Connie tout entière faisait maintenant partie de l’arcane pointilliste de la langue.
Le bras de sa femme Mira était étendu sur sa poitrine nue, ses doigts à la base de sa gorge. Elle ronflait. Thomas déplaça son bras. Il cliqua doucement et traça une rune ; l’affichage d’une horloge se matérialisa : 5 h 30, heure normale de l’Est. Après quelques secondes, l’affichage disparut. Cela signifiait, calcula-t-il pensivement, qu’il était environ 21 h 30 sur Méditation 17. L’île artificielle du Pacifique Sud paraissait incroyablement lointaine.
Il resta tranquillement allongé, écoutant le doux rythme des ronflements de Mira : ils le liaient à ce monde, nuit après nuit. Il plaça sa paume sur la petite main de Mira et tourna la tête pour la regarder.
Comme elle avait l’air paisible. Elle avait tracé son sommeil habituel : 65% delta/35% thêta, non-REM en couches.
« C’est un proto-sensorium, lui avait-il dit pour la taquiner, le jour où elle avait finalement décidé de greffer l’implant réticulaire. Ensuite, tu passeras aux membranes nictitantes, aux implants synesthésiques et à tout l’attirail phénoménologique.
— Non, ce n’est pas vrai ! Et je n’ajouterai rien. L’implant est essentiellement un somnifère intégré. Ça n’a rien à voir avec un sensorium. »
Comme la plupart des continentaux, elle détestait les sensoriums, ces fabuleux sous-produits de la phénoménologie de la fin du XXIe siècle. C’était en partie dû à l’étrangeté même d’un appareil pouvant modifier la qualia, métamorphoser les perceptions et transformer les cerveaux en instruments. Mais, en réalité, c’était plutôt dû au fait qu’il s’agissait d’un dispositif herméneutique, conçu pour interpréter plutôt que pour obéir servilement. La phénoménologie n’était plus une querelle inoffensive de philosophes allemands bilieux : c’était désormais un jeune Dieu du désert produisant des miracles comme le sensorium, divisant le monde en élus et en disparus, menaçant de créer de nouvelles eschatologies.
Thomas avait besoin d’uriner. Quand il s’assit, le bras de Mira glissa de sa poitrine. Elle marmonna quelque chose et se blottit plus profondément dans la soie.
Plus tard, il traversa la maison à pas feutrés. Il jeta un oeil à Kristen ; le visage de son enfant de trois ans était une lune avec des couettes. Il lui caressa les cheveux très doucement, les doigts en croche, et résista à l’envie de l’embrasser. Pour elle, aujourd’hui serait une journée chargée. C’était son premier jour d’école ; elle avait déjà préparé ses vêtements et son nouveau sac à dos regorgeait de fournitures scolaires.
Puis, il fit les cent pas dans la cuisine ; ses carreaux de pierre étaient délicieusement froids sous ses pieds nus. Le sol commença à se réchauffer au fur et à mesure qu’il enregistrait ses pas. Ses mouvements avaient également réveillé le serfbot et il dut retracer sa rune de quiétude. Thomas se prépara un sandwich en utilisant le bierkäse puant que les parents de Mira avaient envoyé d’Allemagne. Portant le sandwich sur une assiette, il alla dans le salon, un mélange de Kandinsky, de tons terreux et de meubles jamaïcains.
La présence de Mira était partout : des flexscripts d’anime éparpillés aux quatre coins du salon, des chaussures, des livres, des écharpes en soie jaune citron. Les jouets de Kristen avaient rampé dans un coin et s’étaient rangés en rangées régimentaires ; l’effet de netteté qu’ils produisaient mettait en évidence le désordre général. Pourtant, tant que l’espace était un lieu, et que le lieu était une maison, Thomas ne se souciait pas de ce que l’espace contenait. Il s’assit et attrapa l’assiette.
C’est une belle vie, pensa-t-il tandis qu’il grignotait le sandwich au fromage qui sentait mauvais, ne regardant rien en particulier.
Thomas se demanda s’il devait se suicider. Après tout, cela avait été la meilleure soirée de sa vie.

(…)

ANIL MENON est l’auteur de la nouvelle Archipel, traduite de l’anglais (Inde) par PATRICK DECHESNE et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 10 de Jentayu.

Illustration © Hsu Hui-lan.