Extrait Exil

Les mûriers

Numéro 9

JE N’EN CROIS PAS MES YEUX. Les mûriers reverdissent, leurs feuilles repoussent.

Ce jour-là, j’ai quitté le piano pour aller dans la cuisine, j’ai coupé du pain, ai disposé les tranches sur l’assiette, que j’ai ensuite apportée et posée sur la table. Je me suis rassis au piano et ai assoupli mes pouces pendant trois quatre minutes. Maman m’a appelé à table. Nous nous sommes assis. J’ai tendu la main, ai pris une tranche de pain, celle du dessus. Le scorpion, soudain à découvert, a dressé la queue. Maman avait avalé une première bouchée. Elle a failli s’étouffer.

Ce jour-là, elle s’était levée précipitamment du piano quand mon père, le journal à la main, était entré. « Mi fa propio impazzire, oggi. » Celui qui la rendait folle, c’était moi, évidemment. Bien heureusement, j’avais compris dès qu’elle avait passé la porte que d’autres choses, avant qu’elle n’arrive chez nous, l’avaient rendue folle. Nous avions terminé le cours. Quand mon père, le journal à la main, était entré, elle s’était vivement plainte de ma paresse mais, sans lui laisser le temps de répondre, elle avait ajouté : « S’immagini pure, signor Karasu, quello scorpionaccio, quello scorpionista… » Je savais bien que c’était Mussolini qu’elle appelait « scorpionaccio ». Mais « scorpionista » était pour moi un terme nouveau. Ils l’avaient convoquée au consulat ; c’est cela qu’elle expliquait maintenant à mon père. On m’avait oublié. Je quittai le piano.

C’est à peine croyable. Les mûriers redonnent des feuilles, ils reverdissent, en ce mois de juin de l’an 1960. Il y a seulement un mois – même pas un mois complet – leurs feuilles belles et luxuriantes avaient succombé en quelques jours, que dis-je, en quelques heures que j’aurais pu compter sur mes doigts, à une invasion de chenilles. Je prends le chemin maintenant, je passe sous les arbres sans éprouver de dégoût. La chaleur de juin ne doit sans doute pas pouvoir passer à travers cette épaisseur de feuilles. Il fait frais sous les arbres, les herbes à leur pied regorgent de vie.

(…)

BILGE KARASU est l’auteur de Les mûriers, une nouvelle traduite du turc par SYLVAIN CAVAILLÈS et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 9 de Jentayu.

Illustration : © Odelia Tang.