Note de lecture L'Avenir
Notre avenir
Numéro 10
Cette note de lecture est extraite de The Twenty Best Novels of Thailand, de Marcel Barang, publié par Thai Modern Classics en 2009 (première édition : 1994), pp. 294-297.
SI L’ON EXCEPTE UNE POIGNÉE de romancières populaires, Chart Korbjitti est pratiquement le seul écrivain thaïlandais à pouvoir vivre des ventes de ses romans et recueils de nouvelles ; ses ouvrages s’écoulent par dizaines de milliers d’exemplaires et sont régulièrement réédités. Il est aussi l’un des rares romanciers thaïlandais reconnus à pratiquer l’écriture expérimentale. Son roman Sonne l’heure (เวลา, Weila), inspiré du Nouveau Roman, a été ignoré par la plupart des critiques littéraires du royaume avant qu’il ne reçoive le Goncourt local, le SEA Write Award, en 1994. Mais il est révélateur de l’audience large de Chart Korbjitti qu’une deuxième édition du roman ait été imprimée seulement six mois après un premier tirage exceptionnellement élevé de 6000 exemplaires fin 1993.
La photo de Chart Korbjitti, apposée en couleurs psychédéliques sur la couverture de la plupart de ses livres, est devenue sa signature : une touffe de cheveux qui, avec le temps, a évolué d’une crinière hippie vers une broussaille plus rustique, à laquelle se sont ajoutés une maigre barbichette, des yeux ridés cerclés de petites lunettes rondes, et des pommettes saillantes et charnues. Un tel visage devrait s’accompagner d’un corps robuste, ou du moins le supposerait-on jusqu’à ce qu’on se rende compte à quel point Chart est mince et élancé dans ses perpétuels jean et T-shirt. D’un abord facile, toujours partant pour tailler le bout de gras autour de quelques bières ou autre chose de plus fort, il se révèle aussi remarquablement réticent à l’idée d’évoquer sa vie personnelle. Rares sont les notices biographiques mentionnant qu’il s’est marié à 23 ans – son épouse, Soui, a quitté un poste d’employé au Musée national pour partager les tâches ménagères. Par choix, ils n’ont pas eu d’enfants.
Chart semble clairement appartenir à cette lignée rare de Thaïlandais qui, non seulement savent ce qu’ils veulent, mais sont aussi préparés à faire des sacrifices pour y parvenir. Il a à peine vingt ans quand il décide que la littérature sera sa vie ; cinq ans plus tard, il repousse une offre d’entrée en affaires pour miser sur une carrière d’écrivain.
Il est né en 1954 à Samut Sakhon, alors une communauté rurale devenue une ville industrielle quelconque, satellite de Bangkok, pas très loin de la mer. L’épicerie de ses parents se trouve alors près du canal de Howling Dog (คลองสุนัขหอน, klong sounak hon), ce qui peut expliquer son histoire d’amour littéraire avec les chiens (qui sont aux Thaïs ce que les cochons sont aux Européens) : deux de ses romans portent le nom de chiens et sa maison d’édition est baptisée Howling Books (สำนักพิมพ์หอน, Samnakpim Hon).
Ses parents louent la saline qu’ils possèdent dans le voisinage, et, tandis que sa mère gère l’épicerie, son père transporte du sel par barge jusqu’à Bangkok, une expédition de sept à dix jours. Sa grand-mère maternelle habite une « grande et vieille » maison à Maha-chai, au sud-ouest de Bangkok, et dispose d’un stand au marché central, et le jeune Chart fait ainsi la navette entre chez lui et la maison de sa grand-mère avec toute une liste de produits à ramener pour l’épicerie.
Le deuxième d’une fratrie de neuf enfants, il est l’aîné des trois garçons. Il entre dans sa septième année d’enseignement primaire à l’école du temple de Ban Bor lorsque ses parents vendent l’épicerie et achètent une barge pour transporter du sel le long de la Chao Praya, remontant aussi loin qu’Ayutthaya. Chart et ses frères et sœurs partent vivre avec leur grand-mère à Maha-chai. Chart devient alors moinillon à la pagode de Rarchaprarrop Road, dans le quartier Makkasan de Bangkok, tout en étudiant à l’école voisine de Pathumkhongkhla. Son enfance à Samut Sakhon et l’enseignement religieux à Bangkok lui fourniront toute la matière nécessaire à l’écriture de La Chute de Fak (คำพิพากษา, Kampipâksâ), son premier chef-d’œuvre. Après quatre années passées au monastère de Taphan, il emménage dans une maison avec cinq de ses amis.
C’est alors qu’il s’enrôle à l’école professionnelle de Poh Chang, toujours à Bangkok, où il suit une formation de cinq ans aux beaux-arts et à l’imprimerie. Tout au long de ses études, il gagne sa croûte en multipliant les petits boulots – livreur de journaux, marchand ambulant, portier, artiste de rue et scribe, avant de s’installer à son compte en tant que créateur de sacs en cuir et de meubles.
« J’ai toujours eu envie d’écrire. Après Poh Chang, à l’âge de 19-20 ans, je me suis dit que la rédaction publicitaire n’était pas pour moi. Ça ne me plaisait pas. J’ai dû trouver un job ; alors je me suis mis à la création de sacs en cuir. Ça m’a laissé le temps d’écrire. »
Gravitant autour du Croissant de lune (พระจันทร์เสี้ยว, Pradjan Siao), qui rassemble de jeunes écrivains de l’université Thammasat, pendant cinq ans il se fait minutieusement la main en façonnant poèmes, pièces de théâtre et nouvelles. À la publication de sa première nouvelle « The Loser » (ผู้แพ้, Pou Pè) en 1979, celle-ci est saluée comme la meilleure de l’année par l’Association des écrivains de Thaïlande. Ce sera le facteur décisif.
« L’affaire des sacs en cuir, avec ma femme et nos deux assistants, tournait bien, mais je me disais que, si on se développait, je deviendrais un taokè (riche patron) et je devrais alors laisser tomber l’écriture. Au lieu de ça, on a vendu l’affaire et on a utilisé tout l’argent pour l’impression de mon premier livre. On a fait imprimer deux mille exemplaires et on en a vendu pas loin de sept cents ! Beaucoup plus, bien sûr, après le succès de La Chute de Fak deux ans plus tard. »
Depuis, Chart a tracé sa route. Sans compromettre ses idéaux littéraires, il s’est fait un nom et est devenu modérément aisé – suffisamment pour lui permettre de voyager pendant trois ans en Amérique du Nord, pour prendre du bon temps et apprendre l’anglais. « Avant, je fuyais les farang (étrangers blancs), puis je me suis rendu compte que connaître l’anglais était une nécessité : en Thaïlande, les traducteurs se dirigent vers ce qui se vend, les grandes œuvres littéraires ne sont que rarement traduites en thaï ; si on ne peut pas les lire dans leur version originale, on passe à côté de bien des choses. » À son retour en 1993, il se fait construire un mas sur cours d’eau avec pont d’accès à Pak Chong, à quelque 170 kilomètres au nord-est de Bangkok ; il y vit encore aujourd’hui.
Le titre de sa première nouvelle était particulièrement bien choisi : ses livres sont tous, d’une manière ou d’une autre, consacrés aux perdants de la société – les déclassés de sa première novella et de ses premières nouvelles, le saint ivrogne de La Chute de Fak, le voisin mourant d’un cancer dans « Une histoire ordinaire » (เรื่องธรรมดา, Reuang Tamadâ), les marginaux de Chiens fous (พันธุ์หมาบ้า, Phan Mâ Bâ), les femmes agonisantes de Sonne l’heure. Fin observateur des travers de notre société, Chart maîtrise toutes les nuances de l’ironie, de la tendresse au cynisme, en passant par le caustique et la farce. Sa source d’inspiration reste invariablement les classes moyennes inférieures thaïlandaises, qu’elles soient des villes ou des champs, mais son écriture, ses thèmes et son message sont, quant à eux, universels.
Quand il a fait irruption sur la scène littéraire thaïlandaise avec Le Jugement de Fak en 1981, après une décennie d’antagonisme entre l’art-pour-le-peuple et l’art-pour-l’art, il a ouvert de nouvelles perspectives en choisissant de se concentrer sur les relations entre l’individu et la société.
Il s’est montré parfois trop enclin à vouloir faire passer ses opinions, comme dans le maladroit Carrion Floating By (หมาเน่าลอยน้ำ, Mâ Nao Loï Nâm), qui dénonce une société consumériste dans le contexte d’un séjour hospitalier, ou à tenter des expérimentations, comme dans son roman Sonne l’heure, dans lequel il jongle avec les formes d’expression littéraire au détriment de la cohérence de ses thèmes, qui sont la vie, la sénilité, la mort, l’aliénation et les drôleries souvent déprimantes du quotidien thaïlandais.
Son style, qui a évolué vers plus de simplicité au fil du temps, est fluide, binaire, cinématographique. Son lexique est relativement restreint, bien que toujours précis et dépouillé des maniérismes du thaï poétique. En un mot, son phrasé appartient à la tradition populaire plutôt qu’à son pendant aristocratique. Lui-même insiste sur le fait qu’il n’a qu’une culture littéraire limitée, d’autant plus en thaï – il ne se reconnaît d’ailleurs aucun modèle. Ses phrases ont tendance à aller par paire, la seconde servant à amplifier légèrement la première, au risque d’être parfois redondant – probablement une influence des sermons bouddhistes, qui s’adressent à un public large d’esprits souvent étroits. Dans le même temps, son approche est celle d’une caméra qui saisirait des scènes dans tout leur équilibre de formes, de couleurs et de mouvements, y ajoutant même des sons et des senteurs. Et il a une très bonne oreille pour les dialogues.
L’originalité de Chart Korbjitti repose dans ce mélange de verve populiste thaïe-bouddhiste et de modernité occidentale. Sa vision du monde est invariablement sombre, depuis les excès de ses premiers écrits jusqu’au naturalisme oppressant de La Chute de Fak et au nihilisme de son dernier roman, Sonne l’heure, mais elle est rédimée par un humour pince-sans-rire, d’implicites valeurs humanistes, des principes moraux tacites et une religion explicite de l’amitié.
CHART KORBJITTI est l’auteur de la nouvelle Notre avenir, traduite du thaï par MARCEL BARANG et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 10 de Jentayu.
Illustration © Hsu Hui-lan.