Entretien L'Avenir

La ville de verre

Numéro 10

CHANG HUI-CHING, POURRIEZ-VOUS nous dire ce qui vous a amenée à la littérature ?

CHANG HUI-CHING : Je suis née en 1971. À cette époque, Taïwan se trouvait encore sous la loi martiale instaurée en 1949 par Tchang Kaï-chek. Le régime était oppressif, il n’y avait pas beaucoup de liberté d’expression. J’avais seize ans lorsque la loi martiale a été levée. C’est à ce moment-là, alors que j’étudiais au lycée, que j’ai commencé à aimer lire. Je me suis intéressée aux littératures de différents pays et j’ai éprouvé le désir d’explorer le monde. Après avoir terminé ma licence en histoire, je suis donc partie à Édimbourg pour suivre un programme de master, puis de doctorat. Et c’est alors que j’ai composé mes premiers textes littéraires. Pendant mes études de doctorat, les choses ne se sont pas très bien passées. Mon directeur de recherche communiquait peu avec moi et je n’arrivais pas à progresser dans mon travail. Pour échapper aux angoisses que créait cette situation, j’ai entrepris de rédiger un court roman. À Édimbourg, j’ai découvert Les Essais de Montaigne et appris que cet auteur était comme moi, plein d’incertitudes. Je me suis imaginée à sa place et c’est ainsi que j’ai commencé à écrire ce premier texte de fiction, que j’ai par la suite envoyé à Taïwan pour participer à un concours littéraire. À ma grande surprise, mon œuvre a été primée, ce qui m’a beaucoup encouragée. J’ai ensuite remporté d’autres prix. Au fur et à mesure, je me suis rendue compte que je pouvais faire de la création littéraire mon métier. Ne réussissant pas à terminer ma thèse, j’ai donc fini par abandonner mes études pour me consacrer à l’écriture.

Après deux recueils de nouvelles, vous vous êtes tournée vers le genre du sanwen, une forme d’essai très court basé sur des observations personnelles. Pourriez-vous nous dire pourquoi vous affectionnez particulièrement ce genre littéraire ?

La première raison est très concrète. J’ai commencé à écrire des sanwen en 2000, lorsqu’une revue m’a ouvert ses pages. Pendant six ou sept ans, j’y ai publié beaucoup de textes dans lesquels je décrivais une société taïwanaise en pleine mutation. Si le genre du sanwen est particulièrement développé à Taïwan, c’est, je crois, parce qu’il offre une manière intéressante d’observer les grandes évolutions sociales en cours depuis quelques décennies sur l’île. Le sanwen, ce n’est pas de la fiction, mais ce n’est pas non plus un travail de sociologue ou d’économiste. Et c’est là la seconde raison qui me fait privilégier ce genre. À Taïwan, il y a beaucoup de débats politiques, mais qui parfois manquent d’élégance. Le sanwen me permet d’introduire une forme de beauté dans ces controverses.

Concrètement, comment procédez-vous ?

Dans mes sanwen, j’utilise beaucoup de métaphores pour décrire des phénomènes de société. Comme j’ai étudié l’histoire et que j’ai travaillé au Musée du Palais de Taipei, qui renferme la collection d’art des empereurs de Chine, j’ai à ma disposition des références un peu différentes de celles que l’on nous inculquait autrefois à l’école. Par exemple, j’ai écrit récemment un sanwen où j’utilise la figure du qilin, une créature fantastique de la mythologie chinoise. Le qilin est un animal composite qui apparaît rarement et que l’on ne reconnaît pas facilement du fait de son hybridité. Il symbolise le ren, c’est-à-dire l’humanité dans le sens de « bienveillance », mais annonce aussi le début d’une époque faste. Dans mon texte, j’utilise cette image pour décrire le sentiment de solitude que l’on éprouve lorsque notre humanité n’est pas appréciée, ainsi que la période de paix que la reconnaissance des défavorisés engendre dans une société. À ce propos, je pense notamment aux homosexuels, qui viennent d’obtenir le droit au mariage à Taïwan. Voilà un exemple de ce que les sanwen peuvent apporter, à travers des références culturelles, au débat politique.

« La ville de verre » nous est apparu avant tout comme un texte sur le passage à l’âge adulte, ou plutôt sur un passage à l’âge adulte raté. Qu’est-ce qui vous a amenée à aborder ce sujet ?

Dans cette nouvelle, deux personnages jouent un rôle important pour le protagoniste, Yuan. D’abord, il y a Nanchu, l’amie d’enfance, qui peut voyager hors de la ville de verre, cet espace clos d’où les jeunes ne sont pas autorisés à sortir. Du haut de ses treize ans, Yuan n’arrive pas toujours à comprendre ce qu’elle veut dire, ce qui le rend à la fois jaloux et curieux. Dans l’esprit du garçon, être adulte signifie pouvoir se déplacer librement à l’extérieur de la ville de verre. Mais lorsqu’il fait la rencontre du jardinier, l’autre personnage clé, qui a pour sa part toujours vécu hors des murs, il se rend compte qu’en grandissant, on ne parvient pas toujours à emprunter le chemin que l’on désirait. Nanchu et le jardinier représentent respectivement l’espérance et la déception.
Si j’ai eu envie de parler de ces deux choses à ce moment, c’est peut-être à cause de mon expérience malheureuse de doctorante (rires). Non, je plaisante. Plus sérieusement, je crois que la raison qui m’a amenée à m’intéresser à ces thèmes, c’est ce que je ressentais dans le contexte de cette époque. À Taïwan, les années 1990 ont été marquées par de grands bouleversements, accompagnés d’attentes et d’appréhensions.

Peut-on dire que la ville de verre est Taïwan ?

Je n’y ai pas pensé à l’époque. Je dirais plutôt que la ville de verre représente un espace intérieur. L’être humain est comme constitué de plusieurs couches. Chaque fois qu’il en ôte une, il accède à un univers plus vaste. Mais parfois, la transition ne s’accomplit pas comme espéré. Ainsi, pour citer mon propre exemple, j’éprouvais en tant qu’étudiante à Taïwan une grande impatience à partir vivre à l’étranger, à élargir mes horizons. Mais finalement, je me suis trouvée confrontée à des difficultés d’adaptation culturelle inattendues lors de mon séjour en Écosse. Pourtant, en y repensant, le fait est que mon parcours individuel a bel et bien coïncidé avec une transformation de Taïwan qui s’est révélée, elle aussi, pleine de promesses et de doutes. Dans ce sens, oui, la ville de verre pourrait aussi être Taïwan.

Dans « La ville de verre », vous intégrez un appareil symbolique complexe dans une narration fluide. Quelle est la recette pour trouver cet équilibre entre narration et symboles ?

Quand j’ai commencé à écrire ce texte, j’avais d’abord une image très claire de la ville de verre. Les symboles sont venus ensuite, d’eux-mêmes. Je ne suis pas partie des symboles. Si l’on se concentre trop sur les symboles, on risque de vite perdre l’équilibre. L’important, c’est d’avoir cette image de départ. Une image qui, dans ce cas, m’a été en grande partie inspirée par le roman d’Arthur C. Clarke, 2001, L’odyssée de l’espace. Je m’intéresse beaucoup aux mondes fictionnels et particulièrement à la façon dont l’humain s’y adapterait. En y repensant aujourd’hui, je me rends d’ailleurs compte qu’il y a un parallèle entre le livre de Clarke, qui parle de la confrontation d’astronautes à un monolithe mystérieux, symbole de l’incompréhensible, et « La ville de verre », où Yuan doit faire face à un avenir qu’il ne comprend pas. Le thème de la frontière entre le connu et l’inconnu me fascine. Cette frontière peut être visible ou non, arrêter certaines personnes et en laisser passer d’autres. Dans ma vie, j’ai ainsi été confrontée à toutes sortes de frontières, linguistiques, culturelles, politiques ou autres. Pour Yuan, dans « La ville de verre », il s’agit d’une frontière intérieure. La technologie est une autre de ces frontières, qui m’intriguait beaucoup à l’époque où j’ai écrit La ville de verre, tandis que se développaient Internet et les téléphones portables. Je me demandais alors où ces technologies nous mèneraient.

Pourquoi avoir choisi de situer l’histoire de « La ville de verre » dans l’avenir ? D’une manière générale, pensez-vous que la littérature permet d’anticiper les problèmes de société, comme par exemple celui de l’écologie, qui apparaît dans cette nouvelle ?

De fait, la ville de verre se situe dans le futur, mais encore une fois, pour moi, elle représente avant tout une frontière intérieure. Quant à savoir si l’on peut anticiper les problèmes de société à venir… Je dirais que l’important c’est d’être sensible aux problèmes du présent. À l’époque de la rédaction de cette nouvelle, ma vision du monde était en train de changer, je le découvrais beaucoup plus hostile que je ne l’avais d’abord imaginé. Cette impression a d’ailleurs été renforcée une année plus tard par les attentats du 11 septembre à New York, qui m’ont profondément ébranlée. Mais, loin de me décourager, cette prise de conscience m’a donné envie de mieux comprendre notre monde, d’aller à sa rencontre.
Peut-être qu’aujourd’hui j’écrirais cette nouvelle différemment. Ces dernières années, j’ai fait plusieurs expériences douloureuses qui ont concrétisé les craintes que je nourrissais alors. Après avoir surmonté ces difficultés, j’ai l’impression d’avoir franchi une nouvelle étape, d’être sortie de ma ville de verre. Je ne sais pas exactement comment j’écrirais cette histoire aujourd’hui, mais ce serait sûrement un autre texte. Peut-être quelque chose de plus proche du sanwen sur le qilin, cet animal fantastique que je mentionnais tout à l’heure, et qui pourrait symboliser un Yuan sorti de la ville de verre.

Dans « La ville de verre », comme dans nombre de vos sanwen, la ville joue un rôle central. Pourriez-vous nous parler de votre intérêt pour la ville ?

Je m’intéresse à la ville pour deux raisons. La première, c’est qu’ayant grandi dans une métropole, je connais bien l’environnement urbain. La seconde, et la plus importante, c’est que les villes m’apparaissent comme autant d’espaces délimités. Lorsque l’on se trouve dans sa propre ville, on se sent facilement en sécurité. Quand on visite d’autres villes, en revanche, on éprouve souvent des difficultés à entrer dans leur culture spécifique. Pendant mon séjour à Édimbourg, par exemple, j’ai eu du mal à m’insérer dans la vie sociale. Même s’il y a un langage commun aux grandes villes du monde entier, pénétrer dans une culture urbaine particulière ne se fait pas aisément. En ce qui me concerne, c’est souvent la littérature et l’histoire qui m’offrent les meilleurs angles d’approche. Par exemple, je viens d’effectuer un séjour à Singapour, où un écrivain de là-bas m’a recommandé un ouvrage de sociologie sur le mythe du succès à Singapour. J’y ai appris que le succès est très valorisé dans cette cité-État, et que ceux qui ne réussissent pas y sont fortement discriminés, ce qui fait de l’expérience de la pauvreté dans cet endroit quelque chose de très différent de ce qu’elle pourrait être ailleurs. Voilà un exemple parmi bien d’autres de ces cultures urbaines spécifiques, de ces espaces délimités qui m’intéressent.

Cet entretien a été réalisé sous la direction de Matthieu Kolatte par les participants au cours FR 4051-1072 du département de français de l’Université nationale centrale de Taïwan : Florian Sofiane Chemin, Chuang Ting-wei, Flora Claudia Coutenay, Vincent Dzierzbicki, Hsieh Pei-ting, Gabriel Huang Yanbo, Daniel Maghames, Isabelle Nguyen, Céline Jérôme Pioche, Yeh Yu-hao.

CHANG HUI-CHING est l’auteure de la nouvelle La ville de verre, traduite du chinois (Taïwan) par MATTHIEU KOLATTE et ses étudiants et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 10 de Jentayu.

Illustration © Hsu Hui-lan.