Entretien L'Avenir
La marche nocturne du cheval-dragon
Numéro 10
XIA JIA, POUR COMMENCER cet entretien, parlons de la nouvelle publiée dans ce dixième numéro de Jentayu : « La marche nocturne du cheval-dragon ». Pouvez-vous nous raconter sa genèse ?
XIA JIA : Cette histoire est à l’origine un cadeau que j’ai fait à l’écrivain et traducteur Ken Liu. Depuis 2010, il nous arrive régulièrement de traduire respectivement les œuvres de l’autre, et nous prenons beaucoup de plaisir à apprendre de ces expériences. Peu de temps après sa venue à Pékin en octobre 2014 pour participer à la cérémonie de remise des Nebula Awards (华语科幻星云奖), j’ai écrit cette nouvelle et je la lui ai envoyée. Je venais de voir un reportage à la télévision sur les performances du cheval-dragon nantais à Pékin, et j’ai été captivée par ces images. Alors j’ai décidé de m’en servir comme matière pour mon histoire. Ken a été très heureux de recevoir ce cadeau !
Dans vos œuvres, vous mêlez souvent des éléments que vous empruntez à la mythologie, à la religion ou à la magie avec des éléments de technologies futuristes imaginaires (c’est par exemple le cas dans les nouvelles « La Parade nocturne des cent fantômes », « Le Rossignol sauvage », « Maka », et bien d’autres). Pour reprendre une phrase de « La Promenade nocturne du cheval-dragon », c’est un « amalgame de l’inorganique et de l’organique, de la décomposition et de la vie, de la réalité et du rêve, la fusion entre Metropolis et le Classique des Monts et des Mers. » Pouvez-vous nous expliquer cette démarche ?
C’est peut-être une influence des auteurs et des œuvres que j’adorais lire dans ma jeunesse (Jorge Luis Borges, Ray Bradbury ou Ted Chiang), et aussi parce que, petite, je m’intéressais aussi bien à la science qu’à la littérature et aux arts. Ma première nouvelle, « Le Démon dans un flacon », est justement une histoire à propos de physique et de magie. Elle a paru dans la rubrique « Les frontières se brouillent » de la revue Le Monde de la science-fiction. J’ai toujours été fascinée par la richesse et la complexité d’êtres tels que le démon de Maxwell ou le cheval-dragon, ils font automatiquement naître des images et des histoires en moi.
Certains critiques qualifient vos œuvres comme relevant de la « science-fiction gruau ». Pouvez-nous en dire plus, et êtes-vous d’accord avec cette catégorisation ?
En chinois, il existe des expressions désignant le « riz dur » (yingfan), et le « riz mou » (ruanfan). Le « gruau » (xifan) est encore plus mou que le riz mou. C’est une amie qui a la première fois utilisé ce qualificatif. Nous avons grandi ensemble, et nous avons toujours eu l’habitude de nous raconter et de nous écrire des histoires. Au lycée, j’ai rédigé dans le cadre d’un cours une nouvelle où j’essayais d’imiter le style de Ted Chiang dans « La Tour de Babylone ». Mon amie a alors proposé le terme de « science-fiction gruau » plutôt que de soft ou de hard science-fiction, pour désigner mon style. À l’époque, nous trouvions simplement ça cool d’écrire « de la science-fiction qui ne ressemble pas à de la science-fiction ».
Après avoir commencé à publier quelques œuvres, l’expression de « science-fiction gruau » est ressortie et a suscité quelques débats. Certains critiques ont estimé qu’il y avait un « noyau » de la science-fiction, et que les écrivains de SF devaient éviter de trop s’en éloigner. Ce genre de polémique m’a agacé pendant un moment. Mais après quelques années de réflexion, je me suis dit que la science-fiction elle-même était un mode de pensée qui outrepassait les frontières, et qu’elle ne devait pas rester figée dans un territoire circonscrit. Et puis, transgresser les frontières a toujours eu pour moi un charme particulier.
En dehors de votre activité d’écrivain, vous êtes aussi professeur (vous enseignez la littérature, le cinéma et la création littéraire à l’Université Jiaotong de Xi’an) et traductrice littéraire (vous avez, entre autres, traduit des nouvelles de Ken Liu et de Ray Bradbury). Vous avez aussi réalisé un long métrage. Comment conciliez-vous ces différentes pratiques ?
En réalité, c’est assez facile : je me donne à fond pour ce qui m’intéresse sur le moment. Pour mon film, par exemple, c’était à l’époque où j’étais étudiante en Master d’études cinématographiques qu’une idée est née de tourner un film avec des amis, avec un budget très limité. Je n’ai jamais été douée pour concilier les choses, et je ne suis pas douée non plus pour faire des plans en avance. C’est même parfois source de tracas. Mais en même temps, j’ai la sensation que laisser émerger de nouvelles idées, aussi brusques qu’elles soient, et leur consacrer toute mon énergie pendant que le fer est encore chaud donne aussi lieu à des expériences très riches. Alors, je m’efforce de m’investir au maximum dans mes projets tant que l’enthousiasme est là.
En Chine, de plus en plus d’institutions et d’organismes (culturels, économiques, littéraires, politiques) commencent à s’intéresser à la science-fiction. Comment voyez-vous cette tendance : positivement (attirer un lectorat plus vaste, trouver plus facilement des éditeurs, être entendue dans les cercles politiques ou économiques), ou bien y voyez-vous aussi un danger potentiel (comme celui de perdre une partie de votre liberté créatrice ou de devoir vous plier à la pression du marché ou de la politique) ?
Pour moi, c’est une bonne chose. Je n’aurais jamais imaginé il y a quelques années qu’on puisse vivre de la science-fiction en Chine. Mais je ne suis pas vraiment en mesure d’anticiper et de maîtriser tous les grands bouleversements à venir, alors j’essaie de ne pas trop penser à ce que l’on pourrait gagner ou perdre.
Pouvez-vous nous parler de vos projets futurs ?
Je dois tout d’abord terminer mon Encyclopédie de la Chine [une série de nouvelles de science-fiction et de fantasy faisant la part belle à l’histoire et la mythologie chinoises]. Cela fait des années que j’en parle, mais je n’ai toujours pas fini. Et après, nous verrons bien !
Votre livre de chevet ?
Brown Girl in the Ring, de Nalo Hopkison (La Ronde des esprits, J’ai Lu, 2001, trad. Marielle Dorsinville).
L’œuvre qui vous a le plus influencée ?
Les Enfants du Dieu de la guerre, de Zheng Wenguang, qui raconte l’histoire de personnages chinois faisant de Mars le deuxième foyer de l’humanité.
Une œuvre chinoise que vous souhaiteriez recommander à nos lecteurs ?
Une anthologie que j’ai dirigée récemment : Embuscade solitaire : une anthologie de nouvelles de science-fiction chinoise contemporaines.
Où vous voyez-vous dans cinquante ans ?
Sur Mars, j’espère !
XIA JIA est l’auteure de la nouvelle La marche nocturne du cheval-dragon, traduite du chinois (Chine) par GWENNAËL GAFFRIC et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 10 de Jentayu.
Propos recueillis et traduits par Gwennaël Gaffric. Illustration © Hsu Hui-lan.