Distanciation En ces temps incertains

L’homme des cavernes

N° Covid-19

LE PLAFOND FUYAIT à nouveau.
Alfred pouvait voir la moisissure éclore telles des tumeurs sur le plâtre au-dessus de sa tête. De minuscules bosses se formaient parmi ces taches sombres, prémices de stalactites.
Il se souvint de la visite de Mammoth Cave près de Perth, avec ses parents, alors qu’il était enfant. À ces yeux enfiévrés, les formations rocheuses, dans la grotte touristique faiblement éclairée, étaient des formes de vie extraterrestre. Le petit Alfred âgé de cinq ans avait avancé à tâtons le long des passerelles métalliques, éclairant les coins obscurs avec une petite torche. Il avait écouté chacune des pistes de l’audio-guide, les écouteurs en trop grand arc au-dessus de sa tête. Il avait eu l’impression d’être dans l’immense salle de bal de Dieu — les pointes géologiques et piquets autour, simples éléments de décoration d’une pièce : chandeliers gigantesques et papier peint inégal.
Pourquoi les gens avaient-ils un jour cessé de vivre dans des grottes ? Pour se terrer dans des structures cubiques ? Il y avait eu de la majesté dans cette grotte, et cela lui avait manqué.
Et à présent le plafond fuyait à nouveau.
Il songea à soulever le pommeau de communication noir, installé sur le mur de la cuisine, pour appeler la gestion de l’immeuble afin de se plaindre à nouveau. Trois fois en un mois, il avait sommé les types de la maintenance de venir voir la fuite d’eau. Trois fois, un jeune d’allure morne, à crête et acné, s’était présenté à sa porte, avait tâté les mouchetures molles offensantes du bout déplié de son mètre-ruban métallique jaune, et s’était retiré en disant qu’il ferait un rapport. Un prestataire était supposé venir et s’en occuper, mais ne s’était jamais montré. Alfred se lassait de cette routine. Entretemps, tout ce qu’il pouvait faire était de disposer une petite ville de récipients en plastique sous les fissures dans le plâtre, en espérant contenir le suintement.
Peu importe, se dit-il. Plus que quatre jours.
Bientôt, il échangerait son appartement contre la maison convoitée en sur-sol. Il n’avait aucune idée de ce à quoi s’attendre : après tout, il était né sous terre. Son père, ayant collaboré au projet de la Ville Tunnel, avait eu un droit de premier regard sur les unités avant l’achèvement du projet. Alfred n’avait jamais rien connu qui soit différent de l’appartement de ses parents, identique à celui-ci, acheté il y a deux ans.
Pour être honnête, la vie ici n’était pas si mal. Les urbanistes avaient fait d’énormes progrès depuis l’époque lointaine des galeries à éclairage artificiel, alimentées en air recyclé, et les cours intérieures à voûtes en berceau. Les tunnels étaient conçus de façon qu’une configuration astucieuse de puits de lumière, verre et miroirs, réfléchissait la lumière naturelle depuis la surface vers une grande partie des espaces souterrains. Avec la ventilation et les systèmes climatiques de pointe, pour les tunnelliens, c’était toujours une sorte de doux été éternel — sans la chaleur brûlante.
La surface serait quand même un cadeau indescriptible. Les êtres humains n’étaient pas des taupes. Ils aspiraient à être en sur-sol, à l’extérieur. Visant le ciel, se tendant vers le soleil. Au plus profond d’eux-mêmes, les gens étaient tous programmés pour être des graines germées. L’évolution s’en était assurée, et quelques décennies ne suffisaient pas pour changer le cours de l’évolution, Alfred le savait.
Alfred avait vu les brochures des unités en sur-sol. La mer s’étalait devant vous, le soleil s’attrapant aux vagues, exposant des crochets brillants, petites dents de fermetures étincelantes, dans l’étoffe de satin azuré. Des mouettes partaient tels de petits points au loin, avant de se frayer un chemin en oscillant sur les zéphyrs et en glissant au-dessus de vous, projetant leurs pieds palmés disgracieux tel un train d’atterrissage. Et le gros sable vous enrobant, telle de la cassonnade — orteils, chevilles, mollets. Il avait attendu cela pendant longtemps, travaillant dur pour rembourser son prêt immobilier, pour avoir son tour de jouissance du bien à temps partagé — des maisons libres sur l’île, toutes avec vue sur mer, colline ou padang. À présent que l’étalement urbain avait été refoulé vers les tunnels, la peau de l’île avait guéri — elle n’était plus grêlée par les projets immobiliers, avait développé sa canopée et était devenue luxuriante. Les choses n’étaient plus manucurées jusqu’à en frôler la mort. Ça, c’était réservé aux jardins souterrains de la ville, dessinés et calibrés avec précision, par nécessité, afin que plantes et êtres humains ne se flétrissent pas tels des vers sans air ni nutriments, et meurent.
Il vida son café trois-en-un et mit sa tasse en acier inoxydable dans l’évier. De la moisissure germait dans les coins de ce dernier, telles les touffes de poils renégates jaillissant des oreilles des vieillards. L’éponge à vaisselle était en train de se désintégrer et perdaient de petits morceaux dégoûtants, mais il continuait à l’utiliser quand même. Commande de produits d’entretien ménager repoussée. Il n’y avait pas de place dans l’appartement exigu pour entreposer ne serait-ce qu’une éponge de rechange. Pour les tâches domestiques, il adhérait à l’école des célibataires, ce qui revenait à s’assurer de faire l’essentiel — pas de piles vacillantes d’assiettes puantes dans l’évier, pas de marques de dérapage sur la cuvette des toilettes, suffisamment de sous-vêtements propres pour la semaine.
Un son ténu, on frappait à sa porte. Il traversa la cuisine et la pièce à vivre en deux enjambées, et l’ouvrit. C’était Mary, la voisine d’en face. Une barre d’éclairage en tungstène rougeoyait dans le couloir, entre leurs espaces oblongs identiques.
« Yo, Alfie », dit-elle.
« Hey, Mar. »
Elle entra dans la pièce à sa suite. Ses cheveux étaient tirés en arrière en une queue de cheval ébouriffée, et elle avait l’air d’avoir, une fois de plus, dormi dans son maquillage. Des cercles d’eye-liner bleu électrique autour de ses yeux se détachaient sur la peau grisâtre de chaque paupière.
Mary avait meilleure allure autrefois. Il y avait une photo rivée par des magnets au réfrigérateur d’Alfred. Sur celle-ci, elle portait une robe en tissu doré chatoyant. Elle avait été prise il y a deux ans, dans un restaurant de fondue chinoise à l’agneau à Bawah Geylang. Le restaurant avait été pris en sandwich entre des immeubles crasseux. Ils étaient sortis avec des amis pour célébrer le nouveau poste de quelqu’un. Sur la photo, Mary faisait une grimace amusante — muscles et mâchoire délibérément relâchés, yeux fermés, et l’extrémité émoussée d’un cure-dents saillant des lèvres repliées de façon comique. Alfred, rose et somnolent en raison d’un excès de bière Tsingtao, avait un bras drapé autour de ses épaules. Le flash trop enthousiaste et trop proche avait un peu délavé leurs visages, leur donnant l’air d’enfants exaltés, propres comme des sous neufs. Ils avaient l’air heureux.
« Alors, dit Mary, demain c’est le grand jour, hein. »
Alfred émit un petit grognement, mais ne put se retenir de sourire au torchon qu’il utilisait pour essuyer la tasse en acier.
Les yeux de Mary parcoururent le petit espace de vie. Ils tombèrent sur la valise noire d’Alfred posée près de la porte de la chambre, sa forme compacte contrastant avec les fleurs pastel sur le dessus-de-lit une place.
« Prêt pour le départ ? » demanda-t-elle.
Il ouvrit le réfrigérateur et en inspecta le contenu. « Thé vert ? » demanda-t-il.
« Non, merci. »
Il se retourna, lui fit face et ils se regardèrent en silence. La table à manger en bois éraflée se dressait entre eux comme pour tenir la chandelle. Alfred se réjouissait soudain de sa présence. En tant que barrière. Pare-chocs. Sa surface était jonchée de son iPad, d’écouteurs blancs, de papier à musique et de tout un pot de crayons taillés en pointes obsessionnelles. Un nouveau lot de machines à sous allait bientôt être lancé sur le marché, et son chef voulait de nouvelles mélodies pour chacune d’entre elles avant la fin de la semaine. Alfred continuerait à y travailler, en se connectant à distance au bureau, pendant qu’il vivrait à la surface.
Finalement, par manque de sujet de conversation, il demanda des nouvelles du bébé de six mois de Mary : « Rachel dort ? »
« Oh, oui, oui. » Elle désigna l’unité parents du moniteur bébé dans sa main, ses voyants lumineux calmes pour l’instant, jusqu’à ce que des pleurs les envoient se précipiter en cercles concentriques.
Trois ans, ce n’était pas si long, pensait Alfred. Pas pour une si belle opportunité. Ce serait une expérience. Il le regretterait s’il abandonnait.
Trois ans, c’était une vie entière pour un jeune enfant.
Le silence vint se percher entre l’homme et la femme, telle une poule grosse et grasse sur la table.
Le jour où Mary avait emménagé, elle avait frappé à sa porte et lui avait présenté un gâteau craquelé au chocolat dans un moule brûlé et noirci. Pendant qu’il essayait d’extraire son gâteau avec un couteau, elle s’était endormie sur son canapé. Il ne l’avait pas réveillée. Lorsqu’elle s’était levée trois heures plus tard, elle avait souri et était partie, comme si elle n’avait pas passé plus de dix minutes à bavarder avec lui.
Après cela, tous les après-midis, elle s’était pointée et avait fait la sieste sur ce même canapé en cuir pêche qu’il avait piqué dans l’appartement de ses parents. Quand elle se réveillait, il préparait des spaghetti aglio olio, et elle empruntait une bouteille de chardonnay dans son propre cellier. Ils mangeaient, puis partaient explorer les tunnels, s’arrêtant aux marchés de nuit, visitant les clubs de jazz en cavernes souterraines, dont les sièges en polymère changeaient de couleur en fonction du ton, de la teneur et de l’humeur de la musique, de telle sorte qu’on voyait la musique autant qu’on l’entendait et qu’on se laissait troubler par le subterfuge de bleus et verts.
Ils prenaient le train pour aller voir les cime-columbariums, où les corps étaient entreposés dans des alvéoles claires comme dans un hôtel capsule. Les cime-columbariums étaient des excursions populaires pour les enfants de l’école primaire — un autre trait de génie des tunnellistes pour combiner préservation de la mémoire des défunts, recyclage et éducation. Les gaz émanant des corps en décomposition étaient collectés dans les alvéoles pour un usage industriel et agricole. Mary adorait regarder les proches défunts d’autres personnes et les épitaphes gravées sur leurs alvéoles. D’une chiquenaude sur un bouton, on pouvait faire basculer l’hologramme montrant l’apparence de la personne défunte de son vivant, pour voir l’état actuel de décomposition — Alfred préférait ne pas savoir à quoi ressemblait exactement la personne défunte-depuis-un-certain-temps, mais Mary — oh, Mary — se promenait comme si c’était le centre des sciences, appuyant sur les boutons, allumant et éteignant les lumières, pressant son nez contre les alvéoles en verre.
« Je veux qu’on me mette dans un cime-columbarium après ma mort », avait-elle déclaré.
« Pourquoi ? », avait-il grommelé d’un air distrait, en scrutant un texte fraîchement inscrit sur une nouvelle alvéole : Grande est mon affliction quand je pense / au mal que j’ai fait de mon vivant.
« Comme ça tu pourras prendre ton temps pour me dire au revoir », avait-elle répondu.
Et il avait fait comme si l’alvéole suivante avait été plus intéressante qu’elle ne l’était en réalité, et elle avait fait basculer l’hologramme du corps suivant, encore et encore, jeune homme, vieillard pourrissant, jeune homme, vieillard pourrissant.
Puis, de façon assez contradictoire, un matin, Mary avait rencontré un gars dans une bibliothèque sans livres et avait entamé la discussion avec lui. Ils étaient assis côte à côte à des bornes informatiques, dans ces sièges en tissu en forme de galet aux couleurs vives, lorsqu’ils avaient tous deux tendu le bras vers le même livre numérique sur l’étagère électronique (le terminal de son voisin avait lancé un énorme bip d’erreur, elle avait levé les yeux, ils avaient ri). C’étaient les hormones, avait-elle dit à Alfred, alors qu’elle était assise à sa table à manger marquée de cercles d’eau, grêlée à l’endroit où il avait laissé accidentellement tomber des ciseaux sur son placage sombre. Une réaction chimique extrêmement banale et cependant catalytique. Ajoutez X à Y et alors boum. C’était le bon moment, les bonnes conditions, la bonne température. Cela faisait un moment que ses ovaires traînassaient en elle, et récemment, ils avaient commencé à sangloter. C’est ainsi qu’elle avait présenté les choses — tandis qu’Alfred baissait la tête, en feignant compréhension et soutien.
Mary avait épousé Kelvin quelques mois plus tard et Alfred avait été sa demoiselle d’honneur. Rachel était née un an après, et la petite famille s’était inconfortablement tassée dans la garçonnière de Mary car Kelvin, qui effectuait de petits travaux dans le bâtiment, était incapable de conserver un emploi stable. À ce moment-là, le coup de foudre battait de l’aile. Quand Kelvin était parti, Mary avait repris son ancienne habitude de faire la sieste sur le canapé d’Alfred, mais, cette fois, avec Rachel dans un transat à ses pieds. Alfred faisait la lecture à la petite fille pendant que sa mère dormait. Des livres comme Bonne nuit, la lune, Où les choses sauvages sont et, de façon inexplicable, Portrait de l’artiste en jeune homme. Quand le bébé gigotait dans sa chaise à bascule et geignait, il la soulevait pour l’en sortir, s’allongeait délicatement sur son La-Z-Boy en loques, en la serrant telle une broche géante sur sa poitrine.
« Donc, trois ans, hein ? » disait à présent Mary.
« Ouaip. »
« Je veillerai à ce que ton orchidée ne meurt pas. »
Ils regardèrent tous deux le pot sans fleur, ses feuilles longues et fines, jaunissantes, pointant au bout de la tige sèche ancrée dans des morceaux de charbon de bois. Comme un panneau de signalisation dénudé.
« Merci, Mar », parvint-il à dire.
Elle expira et une question sembla se suspendre dans l’air entre eux. Il eut envie de tendre le bras et de la balayer telle une toile d’araignée, ainsi il pourrait mieux la voir. Il tenta de la regarder droit dans les yeux, mais son regard ne cessait de dévier sur les côtés. Il finit par étudier les trois clous de cristal grimpant telles des fourmis sur le lobe de son oreille gauche.
Il avait reçu la lettre de notification un mardi. Il se rappelait que c’était mardi parce que c’était le jour où Jill, son élève, venait pour son cours de violoncelle. Jill avait huit ans et l’air maussade du petit d’une maman tigre. Elle avait traîné l’étui de son violoncelle à l’intérieur et était au milieu du prélude de la « Suite no. 1 en sol pour violoncelle » de Bach, quand le facteur avait frappé à la porte. Elle avait arrêté de scier des sons gutturaux sur son instrument et avait regardé Alfred avec colère, d’un œil méchant. Il lui avait maladroitement indiqué d’attendre pendant qu’il signait pour la lettre recommandée, puis, du pouce, il avait déchiré l’enveloppe pour l’ouvrir. Ensuite, il avait effectué une petite danse folle et festive, en sautillant sur place, devant elle et le facteur perplexe : le comité de gestion de son secteur d’appartement tunnel avait procédé au vote du prochain résident qui occuperait la maison du haut et son nom avait été tiré au sort. Après qu’il s’était arrêté pour reprendre son souffle et avait expliqué ce qui le faisait cabrioler de joie, Jill et le facteur s’étaient joints à lui pour hurler d’excitation à leur tour.
Ils avaient fait tant de bruit que Mary était arrivée, avec Rachel dans les bras, pour savoir à quoi toute cette agitation était due. Et donc ils lui avaient dit à elle aussi.
« Je peux venir avec toi ? » avait-elle immédiatement demandé à Alfred, une lueur d’espoir dans les yeux.
À ces mots, il avait lentement figé sa danse de la victoire, telle une toupie qui ralentit avant de s’immobiliser. « Euh, Mar, seuls les membres de la famille sont autorisés à accompagner le résident », avait-il dit.
L’air et sa langue avaient soudain semblé épais. Mary avait marmonné quelque chose à propos de vérifier si sa mijoteuse était en train de déborder et était retournée dans son appartement, la porte d’entrée se refermant derrière elle avec un bruit sec. Le son avait rappelé à Alfred l’écho sourd du chien frappant le percuteur. Une balle engagée dans le canon, tel un amnésique se martelant le front.
Au bout de quelques minutes, Jill avait recommencé à jouer de son violoncelle. Le facteur était parti depuis longtemps. Et Alfred avait levé les yeux vers son plafond et remarqué, pour la première fois, que les tâches d’eau s’étalaient.
À ce moment-là, il n’avait pas compris pourquoi il n’en avait pas dit plus, pour lui faire comprendre qu’il était question de ne pas pouvoir, et non de ne pas vouloir. De même, tandis que Mary se tenait devant lui, frottant un de ses gros orteils contre l’autre par habitude, proposant de prendre soin de ses plantes d’intérieur, il était déconcerté de s’apercevoir que les mots ne viendraient pas. L’homme primitif avait frappé des femmes à la tête avec une massue et les avait traînées dans ses grottes. Il avait fallu bien plus que quelques centaines de milliers d’années pour que l’évolution change de cours, Alfred le savait. Des symphonies entières enflaient en son cerveau, mais il ne parvenait pas plus à amadouer sa trachée pour émettre une note qu’il ne pouvait apprendre à un poisson à chanter.
« Je t’enverrai une carte postale », croassa-t-il finalement.
« Ouais, ok. Merci », dit-elle. « N’écris pas “Comme j’aimerais que tu sois là”, en revanche. »
Plus tard, c’est de l’expression sur son visage qu’il se rappela, quand il avait finalement pris l’ascenseur du tunnel pour monter à la surface, émergé en clignant des yeux dans la lumière du soleil et suivi le chemin de sable sur environ trois cents mètres vers l’arrière de la maison du haut, ses porte et fenêtres lui souriant avec bienveillance. Elle portait un sourire désabusé, mais quelque chose dans la courbe de ses lèvres et la lueur trop humide de ses yeux démentait une intense déception. Et lorsqu’elle avait dit au revoir, il y avait eu un demi-tremblement d’irrévocabilité en double-croche.
Trois ans, ce n’était pas si long, mais il ne lui avait fait aucune sorte de promesse. Elle l’avait déjà quitté une fois parce qu’il ne lui prêtait aucune attention. Et, cette fois, il ne pouvait même pas prétendre qu’il serait là pour elle.
Tandis qu’il posait son pouce sur le panneau pour déverrouiller l’entrée arrière, la porte en verre s’ouvrant en coulissant, il se sentit nerveux et, cependant, étrangement à plat. La maison n’était pas grande — à peine cinquante-cinq mètres carrés environ. Un lit simple recouvert d’un couvre-lit aux couleurs vives, en fleurs au crochet. À côté, un bureau sobre. Le sol était en chêne vernis, à l’exception de la kitchenette, avec son carrelage en mosaïque blanc-et-noir dessinant des motifs en L. La plaque de cuisson et sa crédence étaient en acier inoxydable, les plans de travail en pierre grise, fraîche au toucher. Il posa sa valise et marcha vers le jeu de portes pliantes blanches de l’autre côté de la pièce. Il les poussa pour les ouvrir, puis s’avança sur le balcon. Les embruns se traînèrent à l’intérieur sous le regard indolent des cocotiers. Cela soupira exactement comme un des effets sonores de son ancien Electone, parti depuis bien longtemps au paradis de la ferraille : sh, sh, sh.
Plaçant ses paumes sur la balustrade en bois patinée le séparant de la plage juste à quelques pas en contrebas, il aspira le sel dans l’air et ressentit les prémices d’un coup de soleil. Il n’y avait personne sur des kilomètres à la ronde. Il avait désiré l’isolement et les grands espaces, se reposer du ragoût capiteux des arômes souterrains, et c’était chose faite. Avec les portes du balcon entièrement ouvertes et repliées, sa petite pièce acquérait une vue infinie. Quelque part sur l’horizon, l’eau trouva enfin le courage d’enlacer le ciel.
Alfred réalisa, avec la sensation de sombrer, du crâne à la colonne vertébrale, qu’il avait fait une horrible erreur en venant ici.

CLARA CHOW est l’autrice de la nouvelle L’homme des cavernes, traduite de l’anglais (Singapour) par PATRICIA HOUÉFA GRANGE. Première publication in Hook and Eye: Stories from the Margins (Ethos Books, Singapour, 2018).