Distanciation En ces temps incertains

La jeune fille en boîte

N° Covid-19

« QU’EST-CE QUE TU en penses ? »
Ils sont tout un groupe d’amis mais sa question posée avec raideur s’adresse à un seul d’entre eux. Dès qu’il l’a formulée, son corps se presse contre la table et son regard s’arrime à celui de son interlocuteur, ce qui lui donne un air féroce. Mais, sous la lumière des lampes, le voilà qui rougit et bientôt, ses oreilles sont cramoisies, il est gêné, il n’arrive pas à faire comme si de rien n’était, alors il fixe cet ami, comme si cela pouvait faire diminuer son embarras.
Toute la petite bande se connaît bien, personne ne le prend trop au sérieux ; ses amis se moquent de lui et ses voisins directs lui mettent des coups de coude. Avec tous ces corps qui se mettent en mouvement, le regard qu’il avait accroché lui échappe et ses yeux se retrouvent à sauter de visage en visage, tous empreints d’une expression réjouie. La nourriture servie à la cantine où ils se sont réunis est plus consistante que délicate et les effets de l’alcool se lisent bientôt sur leurs mines détendues. Il est le seul à jouer la carte de l’intimidation.
C’est un jeune homme aux prises avec l’amour, un amour malheureux, ce qui le pousse à demander à ses amis s’il doit insister avec la jeune fille en question. Mais il ne recueille aucun soutien, tous lui répondent en éclatant de rire qu’il ferait mieux de lâcher l’affaire, qu’il se prend trop la tête. L’un d’eux glisse :
— C’est des filles comme ma sœur qu’il te faut.
— Quoi ? Tu me vois avec elle ? Non merci, rétorque-t-il en s’appuyant contre son dossier, le dos raide.
Se sentant insulté, l’autre commence aussitôt à faire la liste des qualités et des défauts de sa sœur alors même qu’il est le premier à la critiquer et à se moquer d’elle en temps normal. La discussion, qui n’a rien de sérieux, ne dure guère et se fait bientôt détrôner par d’autres sujets de conversation : matchs, jeux prévus pour le week-end, dernière technologie de divertissement, etc. Le jeune homme reste seul avec ses idées noires. Quand la bande se sépare, il part dans les rues sombres, sa tristesse intacte.
Tout en marchant, il se dit que ses amis sont plutôt réalistes de lui avoir conseillé de lâcher l’affaire.
Il sait très bien que son histoire est vouée à l’échec, c’est pour ça qu’il a cherché des mots de réconfort un peu creux auprès d’eux, mais la soirée n’a été qu’une longue suite de banalités. Il trouve ça bizarre, comment se fait-il que des sujets qui l’intéressaient jusque-là le laissent désormais froid ? À un moment, en une énième tentative d’absoudre ses amis et de se moquer de lui-même, il a lancé : « Est-ce que je ne me trompe pas moi-même en essayant de vous faire dire quelque chose auquel je n’ose même pas croire ? » Il s’est réjoui que personne n’ait relevé.
Les lampadaires jettent à la figure de ce marcheur esseulé leur lumière blafarde qui le frigorifie. Au moment où il passe devant un arroseur ultra-sensible caché dans un recoin, l’engin se tourne vers lui et projette un léger nuage de gouttelettes dans sa direction — psshhht. Comme il a toujours connu ça, il continue à avancer à en plissant à peine les yeux. Quelques mètres plus loin, un nouvel arroseur se déclenche sur son passage. À force de se faire régulièrement asperger, il a de plus en plus froid, notamment là où aucun vêtement ne protège sa peau, et de plus en plus mal à l’intérieur.
Il arrive dans une zone où la foule est plus dense. Autour de lui, d’imposants bâtiments, des panneaux publicitaires éclairés par des néons, des bruits et des lumières qui crépitent. À un carrefour, il s’arrête au feu avec d’autres passants. Autour d’eux, sept ou huit poteaux noirs sortent de terre et s’étirent jusqu’à leur hauteur, leur extrémité effilée courbée vers l’intérieur de sorte qu’ils se retrouvent comme en cage. Une voix électronique aux accents menaçants qui consiste en un mélange habile de composantes à la fois masculines et féminines s’adresse à eux depuis divers endroits. « Merci de bien vouloir patienter. Merci de bien vouloir patienter » répète-t-elle distinctement. Toutes les deux boucles de requête — ou plutôt d’avertissement —, un bref bourdonnement résonne. Le jeune homme veut bien patienter le temps de ce contrôle. D’autres personnes s’arrêtent autour de lui et patientent elles aussi. Un fin brouillard se répand.
Tout a été calculé pour que la brume de gouttelettes, qui provient des arroseurs situés en haut des poteaux, les enveloppe entièrement. Les autres passants se soumettent en silence à l’opération. Rien sur leur visage ne laisse paraître le moindre inconfort, comme s’il n’y avait ni voix électronique ni douche. Ils continuent à passer leurs appels, à bavarder ou à fixer sans bouger le trottoir d’en face. La douche dure entre huit et dix secondes, un laps de temps pendant lequel la voix répète six fois ses consignes. Puis, les arroseurs disparaissent, la voix se tait et le feu passe au vert. Fort de ces trois autorisations, le petit groupe peut se mettre en marche. Ils n’ont pas sitôt entamé leur traversée que, derrière eux, le feu repasse au rouge, forçant un nouveau groupe à s’arrêter. La voix électronique reprend sa litanie : « Merci de bien vouloir patienter. Merci de bien vouloir patienter ». C’est au tour de ces nouveaux venus de se faire arroser.
Le liquide qui circule dans les poteaux est du désinfectant. Les arroseurs le vaporisent dans l’air pour qu’il retombe sur les passants.
Le jeune homme s’est pourtant fait désinfecter plusieurs fois de suite mais, comme il marchait dans une petite rue, les opérations étaient faiblement dosées et rapides. Dans les quartiers plus animés, en plus des aspersions régulières, il faut se soumettre à une désinfection de plus grande ampleur. Des appareils de mesure de la densité humaine et de relevé des fréquences d’arrosage sont disposés un peu partout afin de veiller à ce que la vaporisation du liquide soit la plus efficace possible. Aux murs de la cantine où le jeune homme vient de manger, des arroseurs ultra-mobiles vaporisaient leur mélange à intervalles réguliers en direction des tables. Certains clients protégeaient machinalement les plats qui se trouvaient devant eux, comme s’il s’agissait là d’un geste sans importance accompagnant leur conversation, empêchant le liquide désinfectant de se mélanger à leur nourriture ou à leur boisson. Mais la plupart ne faisaient rien : ce fameux liquide imprégnait déjà leur corps, en manger ou en boire un peu plus ne changeait pas grand-chose.
Si les arrosages sont aussi réguliers, c’est parce que cette zone est contaminée depuis de nombreuses années. Dans l’enfance du jeune homme, un virus ne cessant de muter a failli éradiquer l’humanité tout entière. Les hôpitaux ont disparu sous des montagnes de cadavres et les concessions funéraires se sont vendues à prix d’or, ce qui a causé des blessures émotionnelles durables. Le virus, qui n’a toujours pas été vaincu, tue encore ceux qui l’attrapent ainsi que ceux qu’ils contaminent. Il se transmet aussi facilement qu’un objet qu’on donnerait à son voisin, et l’évolution de la maladie est si rapide qu’elle emporte le contaminé en même temps que le contaminant. On a rapidement découvert que seul un environnement aseptisé permettait d’affaiblir le virus, d’empêcher la contamination et donc de faire régner la paix. Les populations se sont alors rendu compte que se faire asperger de désinfectant était somme toute bien plus agréable que de mourir. Le jeune homme et ses amis ont donc grandi dans un monde où les mesures de quarantaine n’ont cessé de se renforcer avec les années.
En traversant le carrefour, le jeune homme franchit une ligne de démarcation. Il passe de la zone populaire où il vit et où les mesures de quarantaine sont modérées à un quartier animé où l’on entre après avoir subi une désinfection de groupe. Des enseignes de luxe variées accueillent un flot continu de clients. Les petites tables que bars et cafés ont installé dehors sont prises d’assaut par des couples. Une file d’attente s’étire en dent de scie depuis la porte d’un restaurant prisé, les gens attendant obstinément que leur tour vienne. C’est le paradis des hôtels de standing, des boutiques d’artisanat, des galeries, des théâtres, des salles de spectacle et autres.
Ici, on fait peu de cas de la désinfection, c’est le plaisir qui prime. Les visages sont radieux même si, de temps en temps, des petits rictus déforment les traits quand des seringues — les arroseurs ne sont pas le seul dispositif — apparaissent puis disparaissent comme par magie. Plusieurs échantillons de sang sont prélevés chaque jour pour une seule et même personne, chacun accompagné d’une voix électronique annonçant : « Prise de sang, ne bougez pas s’il vous plaît. » Une seringue sort alors d’un mur, d’une table, d’une chaise, d’un tronc, de n’importe où, avant de disparaître tout aussi mystérieusement en emportant avec elle un tube de sang. Pendant toute la durée de l’opération, les gens font preuve de la même indifférence que lorsqu’ils se font arroser.
Le plus embêtant dans tout ça, c’est sans doute l’air ambiant. Au centre de la zone touchée, dans les établissements de plaisir qui ne ferment jamais, l’air est particulièrement humide et il suffit de s’attarder un peu pour finir trempé. Le liquide désinfectant forme un brouillard dense que brassent les passants au fil de leurs allées et venues. Là où le taux d’humidité atteint des records se tiennent des personnes différentes du jeune homme et qui sont la source de son agacement ce soir : les gens-boîtes. Lorsqu’on est contraint de se faire asperger de désinfectant, de se faire prélever son sang, d’évoluer dans un climat humide, quelle est la seule chose qu’on ne peut pas accepter ? Un traitement différent.
Les partisans d’une défense absolue contre le virus vivent en effet à l’intérieur de boîtes. Ils sont peu nombreux, tout cela coûte fort cher. L’amoureuse du jeune homme vient de rejoindre leurs rangs. Il ne l’avait pas vue pendant quelques temps, aussi leur rendez-vous de la semaine passée a été une surprise totale. Elle était donc de ceux prêts à dépenser une fortune pour subir cette transformation.
Plusieurs gens-boîtes sont visibles dans la rue. En voilà un qui sort du bureau, l’allure élégante, le costume impeccable, les cheveux dressés sur la tête grâce à une épaisse couche de gel. Il est entièrement sec : en effet, un caisson transparent qui pourrait être en verre et dans lequel ne souffle aucun vent et ne tombe aucune pluie ou jet de désinfectant le protège. La boîte, avec ses huit angles tranchants et ses arêtes bien droites, étincelle, l’air imposant. L’homme marche d’un pas tranquille et son cube le suit dans ses déplacements, délimitant un joli pré carré tout autour de lui. Lorsqu’il arrive à proximité du jeune homme, celui-ci n’a pas d’autre choix que de s’effacer pour le laisser passer. Il ravale une insulte et se retourne pour voir la boîte disparaître.
« Arrestation. Arrestation. » Ce cri perçant émane d’un véhicule sanitaire sans conducteur dont le gyrophare rouge et bleu déchire l’épais brouillard. À son approche, même le gens-boîte se range en toute hâte. Dès qu’il a disparu, la tension baisse d’un cran. Plus loin, là où résonne désormais la sirène, un prélèvement de sang réalisé quelques minutes plus tôt a dû être testé positif, ce qui a déclenché l’arrestation. La personne en question a dû ignorer jusqu’à la dernière seconde qu’elle allait être arrêtée, que le véhicule sanitaire de la police lui était destiné. Après sa prise de sang, elle a dû reprendre sa route ou continuer à faire la queue devant un restaurant connu. C’est vrai qu’elle se sent un peu patraque mais le virus n’est encore à l’origine d’aucun inconfort majeur. Elle sait qu’il suffit d’une attaque pour y passer mais elle ne connaît pas grand-chose à la maladie. Sans doute a-t-elle été stupéfaite de voir le véhicule sanitaire s’arrêter devant elle. Le jeune homme a déjà assisté à plusieurs arrestations mais une seule aurait suffi, une seule vous marque à vie. Il se souvient d’un contaminé indocile qui s’était enfui à toutes jambes ; une machine était alors sortie du véhicule, l’avait attrapé et ramené en le traînant. Sous l’effet de la peur ou de la maladie, de la peur sans doute, l’homme en question tremblait de tout son corps, un corps hurlant qui ressemblait à un instrument de musique organique. Il avait ensuite disparu à l’intérieur du véhicule et les spectateurs n’avaient plus rien entendu, sans doute avait-il été maîtrisé. La légende voulait qu’on rassemble dans un même endroit tous les contaminés pour les laisser mourir, mais rares étaient ceux qui croyaient à l’existence d’un tel lieu. C’était dans les véhicules sanitaires qu’on les éliminait. Soudain, la sirène qu’émet le véhicule module, se fait moins pressante, plus gaie, et la voiture redémarre. Des poteaux larges comme des bras d’enfants sortent alors d’un peu partout et inondent les lieux de liquide désinfectant afin que la zone et les personnes présentes soient massivement décontaminées. Voilà le déroulé classique d’une arrestation.
Le jeune homme et les autres passants, rassurés, reprennent leur route et fendent à nouveau le brouillard qui retombe sur eux et étouffe le climat de tension. Tous se disent : Quelle chance que ce ne soit pas moi, quelle chance ! Mais jusqu’à quand ?
Deux gens-boîtes s’approchent alors. Ils sont magnifiques : le jeune homme a l’air d’un vrai gentleman, la jeune fille d’une demoiselle comme il faut, ils sont jeunes, très bien habillés, ils marchent d’un pas léger, leurs caissons renvoient la lumière des néons. À l’inverse du précédent gens-boîte, ils s’excusent d’occuper autant d’espace et passent leur temps à incliner la tête de droite et de gauche à l’attention des passants, comme s’ils étaient des représentants de la famille impériale avançant sur un tapis rouge. Il faut dire qu’ils prennent une place folle. Un « raccord » a été effectué entre leurs deux boîtes, qui sont collées l’une à l’autre, leurs arêtes parfaitement alignées. Les deux caissons qui avancent ainsi de front prennent deux fois plus de place que le gens-boîte précédent. Les deux jeunes gens forment clairement un couple même si leurs boîtes respectives les empêchent de profiter du contact corporel dont jouissent les couples ordinaires. Pourtant, ils donnent l’impression d’être tout à fait satisfait de leur sort. Ils doivent se raconter quelque chose de drôle car, les yeux dans les yeux, ils se sourient intensément, on voit même le blanc de leurs dents. Impossible de les entendre : comme ils n’ont pas branché leurs haut-parleurs, leur conversation reste circonscrite à l’intérieur de leurs boîtes. Bientôt, ils s’arrêtent et se disent au revoir en déposant un baiser sur leurs doigts, qu’ils collent ensuite à leur paroi commune. Les deux boîtes se détachent alors et chacun part dans sa direction.
Ce couple a réveillé le trouble du jeune homme. Son amoureuse habite dans le quartier. Il repense à leur rendez-vous de la semaine passée.
Il faisait très beau. Dans l’après-midi, une nappe de nuages s’était déployée dans le ciel bleu et une petite brise s’était mise à souffler, des conditions météo qui favorisaient la dispersion du liquide désinfectant et permettaient à l’air d’être un peu moins chargé en humidité que ce soir. Après avoir répondu à l’appel de son amie, il s’était présenté devant chez elle vêtu de ses plus beaux habits. En l’attendant, il avait remarqué qu’elle avait fait changer sa porte, les bonsaïs qui encadraient jadis l’entrée avaient disparu, de même que les petites fleurs rouge cerise et celles à longue tige et clochettes qui chatouillaient gentiment les jambes des visiteurs de leurs pétales et de leurs feuilles. Il s’était rué vers la porte d’à côté pour s’assurer auprès des voisins qu’il ne s’était pas trompé. En reprenant son poste, il avait vu les deux nouveaux battants s’ouvrir, ménageant un large passage par lequel la jeune fille en boîte était sortie en grande pompe. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » s’était-il entendu murmurer. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
Échouant complètement à contrôler ses émotions et ses gestes, il s’était tourné à droite et à gauche comme si des amis plus sages que lui se tenaient à ses côtés et allaient pouvoir répondre à sa question. Il avait fini par fixer la jeune fille en boîte, radicalement transformée, et par lui demander en bégayant : « Tu… comment, pourquoi ? »
Après l’avoir regardé s’agiter avec beaucoup d’intérêt, elle avait fini par lui répondre : « J’ai fait une implantation de boîte, tu en penses quoi ? » Les mots qui s’échappaient de sa bouche étaient retransmis à l’extérieur via un haut-parleur situé en haut du caisson. Il avait trouvé très bizarre le décalage entre ce qu’il voyait et ce qu’il entendait, d’autant que la voix était légèrement déformée, ce qui donnait l’impression que la jeune fille remuait les lèvres sans rien dire et que c’était le caisson qui assurait le doublage.
« Ah oui, une implantation, oui. »
Il avait réussi à retrouver un semblant de calme en s’en remettant à sa raison : il n’était pas dans la position de trouver à redire à ses décisions, ils n’étaient pas en couple, son amour était à sens unique, c’était d’ailleurs pour ça qu’il n’avait eu aucune nouvelle d’elle pendant tout le temps qu’avait duré l’intervention. Non seulement ils n’étaient pas en couple mais ils n’étaient même pas proches.
On n’était pas proches et on l’est encore moins, avait-il alors pensé.
Ils s’étaient mis à marcher l’un à côté de l’autre, ce qui lui avait donné tout le loisir de la regarder de profil. Il s’était efforcé de changer de registre, son amour-propre lui soufflant de lancer quelques plaisanteries afin d’effacer l’image de balourd qu’il avait malencontreusement laissée paraître. Où qu’il se trouve par rapport à elle, elle lui donnait l’impression, bien droite au milieu de sa boîte, d’être un objet en exposition dans un caisson vitré. Cinquante centimètres incompressibles les séparaient. Il avait tout essayé, s’était mis à sa droite, à sa gauche, était revenu à sa droite, tout ça dans l’espoir de trouver la meilleure position. Au cours de ce processus, il s’était plusieurs fois coupé sur les arêtes tranchantes comme des lames de sa boîte. Malgré la douleur physique qu’il avait ressentie, il s’était excusé et avait essayé de ne rien laissé paraître. Il s’était demandé si ces contacts répétés avaient été transmis à son corps — plus précisément, au corps se trouvant à l’intérieur du caisson. Sans doute puisque la boîte était désormais une extension de la jeune fille, deux entités fondues en une et régies par les mêmes systèmes de circulation. Il avait fini par se placer à sa gauche et avait continué à raconter des bêtises tout en la fixant.
À cause de l’opération, elle le dépassait en taille, ce qui le faisait se sentir tout petit. À l’intérieur de son caisson, elle était encore plus jolie qu’avant, comme si elle était montée en grade sur l’échelle de la beauté, à tel point qu’il n’arrivait pas à détourner son regard d’elle. Une technologie mystérieuse permettait aux cinq parois vitrées qui constituaient la boîte de flotter autour d’elle tandis qu’elle marchait sur un matériau beaucoup plus souple qui s’adaptait aux reliefs du terrain. En examinant de plus près l’intérieur du caisson, il avait découvert des petits boutons et des interrupteurs à levier quasi transparents qui s’éclairaient de manière intermittente et dont il n’arrivait pas à percer la fonction.
Son regard était tombé sur la paroi qui les séparait, dont la surface était abîmée. « C’est tout griffé, là » avait-il dit en effleurant les marques de l’index. « Désolé… je peux ? » La boîte était tiède. Caresser ainsi son corps sans en avoir eu l’autorisation était terriblement impoli. Le nombre d’écarts qu’il avait commis ce jour-là…
« Là aussi. » La jeune fille, plutôt que le réprimander, s’était tournée pour lui montrer d’autres égratignures. Il avait eu la présence d’esprit de reculer d’un pas pour que la boîte ne le blesse pas au passage. Et effectivement, c’était comme si une surface dure avait violemment éraflé cette autre partie du caisson.
« Oui, j’avais vu. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu as senti quelque chose ? » avait-il demandé en réprimant son désir de toucher les griffures. Si sa boîte était bien une partie de son corps, ces marques étaient des cicatrices et chaque blessure avait dû la faire souffrir.
« C’est un caisson de seconde main ! » avait répondu la jeune fille en riant comme si elle parlait d’un vêtement.
Elle lui avait expliqué que le caisson était celui d’une vieille dame décédée dont on avait uniquement enterré le corps biologique. La boîte avait été placée en quarantaine, désinfectée et réparée avant d’être proposée à quelqu’un d’autre. « C’est mieux d’en avoir un neuf, mais il faut s’inscrire et attendre une éternité. Celui-ci est pas mal, la propriétaire précédente était quelqu’un de très précautionneux, elle en a pris soin. En dehors de ces quelques petites éraflures, il pourrait être neuf. »
Ils avaient encore parlé quelques temps de la vieille dame. Il lui avait demandé de quoi elle était morte, si elle l’avait déjà vue, en photo par exemple, ou si on lui avait montré des papiers lui ayant appartenu, si elle se demandait parfois à quoi cette dame avait ressemblé dans le caisson qu’elle occupait désormais, si ça lui faisait peur d’y penser. Il avait regretté certaines de ces questions car elles démontraient à quel point il était étranger à sa nouvelle vie.
Elle avait répondu à certaines d’entre elles sans trop se soucier de la cohérence de son récit, et son imagination à lui avait pris le relais. En y repensant, il ne sait plus trop ce qu’il a vraiment entendu et ce qu’il a inventé. La vieille dame n’avait certes jamais été sur le devant de la scène mais elle avait joué un rôle non négligeable dans le cours des choses puisqu’elle travaillait dans un centre de recherche et était devenue la référence dans son domaine, une technologie parallèle à celle des gens-boîtes qu’elle et ses collègues rejetaient puisqu’ils y voyaient un développement mecha soumis au capital qui éloignait la recherche en virologie de son objectif scientifique premier. Accorder de la valeur à cette autre tendance serait revenu à déconsidérer la technologie qu’elle développait, aussi une concurrence durable avait-elle vu le jour entre les deux camps. Jusqu’à l’accident, qui les avait tous forcés à reconsidérer leur position. Au centre, un chercheur avait fait une mauvaise manipulation et un virus très actif s’était retrouvé en circulation. Avec beaucoup de courage, l’homme avait aussitôt déclenché la procédure d’urgence afin que l’institution soit placée en stade deux des cinq niveaux de risque établis — ça, il ne l’avait pas inventé. Les ordinateurs avaient bloqué des zones entières du bâtiment, ce qui leur avait valu à lui et à d’autres chercheurs innocents d’être confinés à l’intérieur. Bientôt, les premiers morts s’étaient déclarés. Les scientifiques se trouvant du bon côté des parois vitrées avaient pu observer la catastrophe sur leurs écrans d’ordinateur et recueillir des données. Personne n’avait réellement blâmé le chercheur en question, qui était certes à l’origine d’un accident mais également d’un sacrifice. C’était là son ultime contribution à la recherche scientifique. Les différents laboratoires avaient donc été privés de certains de leurs éléments, ce qui avait eu pour conséquence inattendue de pousser de nombreux chercheurs à infléchir leurs travaux : A avait rejoint le groupe de B, B celui de C, C avait fondé un nouveau groupe, et tous avaient tiré des conclusions différentes de ce même évènement, chacun redoublant d’efforts dans sa voie afin d’être le premier à voir ses recherches couronnées de succès et à sauver l’humanité. Les cartes avaient été entièrement rebattues. Un collègue très proche de la vieille dame avait péri dans l’accident et bientôt, la rumeur que leur proximité allait bien au-delà d’une simple relation de travail s’était répandue, si bien que, après y avoir sans doute beaucoup réfléchi, la femme avait fini par déclarer publiquement qu’elle reniait ses recherches passées et comptait consacrer tout le temps qui lui restait à la technologie des gens-boîtes. Après de nombreuses années d’un travail acharné, c’était sous sa houlette que le dernier problème que posait cette technologie avait été résolu et que les premières boîtes avaient pu être mises à disposition des populations. Ce succès lui avait valu de régner en maître incontesté sur la communauté scientifique. Elle avait elle aussi demandé à subir une implantation afin de pouvoir continuer à étudier cette technologie de l’intérieur. Elle avait ainsi passé presque dix ans dans son caisson, une période pendant laquelle elle n’avait cessé de publier des articles édifiants sur le sujet. Et puis, un jour, on avait retrouvé sa boîte tombée sur la tranche en pleine rue. Le corps de la vieille chercheuse ne se trouvait plus au centre du cube, il était recroquevillé, plus petit que de son vivant, sur une des parois comme une fleur fanée soufflée par le vent. La boîte était glaciale au toucher et son occupante ne réagissait pas aux petits coups frappés dessus. Lorsque des personnes bien intentionnées avaient tenté de la remettre sur son socle, le corps à l’intérieur avait glissé le long des parois sans changer de position. On avait alors appelé des ambulanciers spécialisés qui étaient arrivés dans un véhicule destiné à cet usage. Ils avaient embarqué la boîte et l’avait ouverte aux urgences afin de récupérer le corps. La vieille dame était morte de vieillesse.
Le jeune homme avait fermé les yeux et imaginé la femme, petit mollusque, se faire extraire de son caisson-coquille. Dans un autre coin de sa conscience, il avait pensé à la fin qui attendait la jeune fille qui marchait à ses côtés.
Grâce à elle, il profitait pour le moment du fait qu’on leur cédait le passage. Elle n’était pas la seule gens-boîte à emprunter cette rue, et il s’était rendu compte à cette occasion que les gens-boîtes se saluaient entre eux du regard. Un jeune gens-boîte au regard vif avait d’ailleurs repéré son amie de très loin ; les yeux rivés sur elle, en bon pêcheur rembobinant sa ligne, il avait fondu droit sur eux. « Comment peut-on rester autant de temps sans cligner des yeux ! » s’était interrogé le jeune homme, stupéfait. Arrivé à leur hauteur, l’inconnu avait jeté un regard intense à la jeune femme en la saluant avec un sourire arrogant. « Elle l’intéresse, elle lui plaît même, il va vouloir qu’ils se raccordent ! » s’était aussitôt dit le jeune homme, furieux. Comme s’il avait entendu ce cri du cœur, l’intrus avait fini par lancer un regard glacial au jeune homme avant de repartir dans la direction opposée à la leur, les yeux écarquillés.
Quand ils s’étaient arrêtés dans leur square habituel, les cheveux du jeune homme étaient trempés. Mal à l’aise, il les avait renvoyés en arrière de sa grosse main. Sa chemise lui collait au torse, faisant apparaître les contours de sa chair. Le chemin avait été une longue succession d’arrosages et comme le liquide désinfectant était irritant, sa peau le lançait et la douleur l’empêchait de rester concentré. Il avait malgré tout essayé d’être prévenant envers son amie et d’écarter les obstacles qui se dressaient devant elle. Il avait fini par dégager un espace suffisant sous un arbre pour qu’elle puisse s’installer. Son apparence à elle était toujours aussi soignée. Elle s’était assise de manière à ce que son caisson repose délicatement contre le tronc de l’arbre, son sommet disparaissant derrière le feuillage inférieur qui découpait de jolies ombres sur son corps. Les jambes croisées, l’air insouciant, elle frottait parfois un pied contre le plancher de sa boîte. Entre celui-ci et la terre se trouvaient quelques feuilles mortes, dont elle dessinait le contour avec ses orteils. Toujours distant d’elle de cinquante centimètres, le jeune homme avait remarqué combien le virus faisait ressortir leur différence de classe : elle avait beau s’être implanté un caisson de seconde main, il était bien plus à plaindre.
Qu’avaient-ils fait d’intéressant ce jour-là ? Après avoir reçu son coup de téléphone, il était allé la retrouver et ils s’étaient baladés en papotant. Rien de plus.
Il se souvient qu’elle lui avait racontée avoir commandé une boîte pour son chien chéri, dont la livraison était imminente. Bientôt, l’animal aurait lui aussi son caisson. Après avoir vécu séparée de lui, elle allait enfin pouvoir raccorder sa boîte à la sienne. Son chien ne se secouerait plus jamais à cause des jets de désinfectant et ne courrait plus le moindre risque de se faire contaminer. C’était lui qui avait dû l’interroger sur le sujet, toujours aussi curieux de son choix et attentif à son ressenti. Il ne se souvient plus très bien mais, avec sa maladresse habituelle, il avait dû lui poser tout un tas de questions sur ce qui allait changer dans son quotidien. Sa voix relayée par le haut-parleur du caisson avait résonné sous l’arbre, expliquant qu’elle ne souffrirait même pas de la solitude puisqu’elle aurait son chien.
« Ah, tant mieux, c’est bien », avait-il répété à plusieurs reprises.
Le jeune homme avait froncé les sourcils et des rides rappelant les dents inclinées d’une fourche étaient apparues à la base de son front. Il n’avait aucune peine à comprendre ce qu’elle disait, après tout elle ne parlait que de choses assez superficielles ; mais la logique qui sous-tendait tout ça lui échappait, il n’arrivait pas à saisir sa pensée.
Non pas qu’il trouve sa propre vie enviable. C’est même tout le contraire. Comme personne n’est en mesure d’éradiquer le virus, le danger est toujours latent. Et puis, le virus ne cessant de muter, le liquide désinfectant doit lui aussi s’adapter : certains jours, il sent un mélange de jus de vieille chaussette, de fruits pourris et de poisson mort depuis plusieurs jours. Il suffit alors que quelques gouttes vous rentrent dans le nez ou la bouche pour que vous ayez envie de vomir. Alors que la formule retenue est toujours la moins agressive, vous avez souvent l’impression d’avoir mariné un jour entier dans du formol. Et pourtant, malgré votre peau toute ridée, vous êtes encore vivant, vous pouvez marcher. Ajoutez à cela le système de vidéosurveillance qui vous donne l’impression d’être continuellement épié et de ne jamais être assez propre, les piqûres, la possibilité d’être embarqué à tout moment dans le brouillard par un véhicule sanitaire avant d’être jeté en quarantaine et de mourir seul comme un chien, ou pire encore d’être désintégré en plein de petits lambeaux inertes dans cette même ambulance… Qui se satisferait d’une telle vie ? Même si, parfois, il arrive que vous ne cherchiez plus à comprendre ce qui vous entoure, dès que vous vous repenchez sur la question, la situation vous échappe. Le jeune homme ne comprend rien à cette vie mais il comprend encore moins ceux qui veulent s’en extraire, les gens-boîtes, il ne comprend pas ce qui les poussent à se transformer en spécimens luxueux. Il en veut un peu à la vieille dame de tout à l’heure, il lui en veut d’avoir retourné sa veste, il en veut aussi à l’argent d’être à l’origine de toujours plus d’inégalités, et puis il en veut évidemment au virus.
« Merde », s’était-il dit en voyant l’ombre de l’arbre s’agiter sur le caisson et caresser à loisir la jeune fille dont il était amoureux, ses cheveux, ses épaules, ses bras, sa taille, ses jambes, tandis que lui n’en aurait plus jamais l’occasion. Peut-être qu’en fait, il trouvait la situation ridicule ou peut-être qu’il trouvait qu’elle, lui et tous les autres appartenaient à un univers résolument tragi-comique.
La jeune fille avait gentiment toqué de la deuxième phalange de son index contre la boîte, à peine deux ou trois coups. Le son émis lui avait rappelé celui du triangle, le moins important des instruments dans une symphonie. À la fois net et ténu, il avait longuement résonné dans le jardin.
« Quoi ? » avait fait le jeune homme en tendant impulsivement la main, qu’il avait collé contre la vitre au niveau de celle de la jeune fille. Seule la fine paroi séparait leurs paumes. Il avait ressenti un peu de chaleur et comme un frémissement. Ils n’avaient pas tout de suite retiré leurs mains. La jeune fille avait fini par émettre un petit rire et par faire retomber son bras le long de son corps. Elle voulait juste le tirer de sa torpeur, c’était pour ça qu’elle avait tapé contre sa vitre. Il était l’heure d’y aller. Ils avaient quitté le square, traversé quelques routes et s’étaient arrêtés devant sa porte désormais à deux battants sans s’être raconté grand-chose. Elle lui avait dit au revoir et c’était ainsi que leur rendez-vous avait pris fin. Depuis, elle ne l’avait plus recontacté, comme si cet au revoir avait en réalité été un adieu.
Ce soir, après avoir subi les moqueries de ses amis, il a marché pendant longtemps sans que cela ne lui permette de chasser sa tristesse. Le voilà revenu au même endroit.
La large porte est fermée. Il lève la tête et s’efforce d’apercevoir ce qui dépasse du mur d’enceinte, à savoir le bout d’un bâtiment moderne gris, sobre et luxueux. Plusieurs pièces sont allumées. Il entend un petit garçon pousser des cris bizarres par intermittence, comme s’il n’était pas d’accord. En écoutant plus attentivement, il réalise que ce ne sont pas les cris d’un petit garçon mais ceux du chien qui va bientôt être mis en boîte et qui a l’air de vouloir jouer.
Le jeune homme fait les cent pas devant le portail. Ce quartier ne l’a pas très bien accueilli ce soir, il s’est tellement fait arroser que ses habits gorgés de liquide pèsent lourd et que ses cheveux, qu’il a repoussés plusieurs fois en arrière, bouclent et retombent en mèches sur son front. Sans compter que, depuis qu’il est arrivé devant cette porte, il s’est fait prélever deux fois son sang.
Il n’appuie pas sur la sonnette. Il sort son téléphone et jette un dernier coup d’œil vers la maison. « Arrestation. Arrestation. » Un véhicule médical invisible fait entendre sa litanie. Quelle activité ce soir ! Et puis le calme retombe autour du jeune homme. Un petit bruit s’élève alors, celui d’un mécanisme en train de se mettre en mouvement, les arroseurs l’ont à nouveau dans leur ligne de mire. Il tourne rapidement la tête dans la direction opposée à celle d’où est censé venir le liquide désinfectant. Mais il se trompe et le jet lui arrive en pleine face, comme une petite fontaine. Il s’essuie le visage, baisse la tête, vaincu, fixe l’écran de son téléphone et ses doigts amoureusement posés sur le nom de la jeune fille en boîte se mettent à s’agiter.
Je passais dans le coin et je me suis retrouvé là un peu par hasard, je me disais qu’on pourrait peut-être… se voir. Il est pas si tard, un peu quand même, mais bon, j’avais envie de te revoir.
Le jeune homme répète ce qu’il va lui dire. La jeune fille peut répondre au téléphone via le système de communication intégré à son caisson.
Je me suis retrouvé là un peu par hasard. Je me suis retrouvé devant chez toi un peu par hasard, comme ça.
Il continue à répéter mais il n’est pas convaincu. Il finit par pousser un soupir en même temps qu’il appuie sur un des contacts de son carnet d’adresse. Avant même qu’il n’ait le temps de regretter son geste, son interlocuteur a déjà décroché.
« Hé, tu fais quoi ? » s’entend-il demander. « Et ton frère ? Il est là ? Non non, laisse-le, c’est pas pour lui que j’appelle. »
La personne qu’il a au téléphone est la grande sœur de l’ami qui lui a dit « ce sont des filles comme ma sœur qu’il te faut ». Elle est un peu vulgaire, facile à contenter. À chaque fois qu’elle les rejoint à une de leurs soirées, tout le monde l’accueille à bras ouverts mais personne ne s’intéresse vraiment à elle. Ce soir, le fait de penser à elle lui procure un sentiment de soulagement.
« Ça te dit qu’on se voit ? lui demande-t-il soudain avec beaucoup de naturel. Ce soir et maintenant par exemple. »
Le jeune homme s’éloigne d’un pas décidé de la porte de chez la jeune fille en boîte et prend la direction du boulevard. De là, il pourra retourner vers les quartiers populaires, l’endroit auquel lui et ses amis appartiennent. « Non, c’est une façon de parler ! Comment veux-tu que je sois là dans une minute ou même dans cinq ? Je suis en route, on se voit tout à l’heure, d’accord ? » lance-t-il en s’enfonçant dans une nouvelle nappe de brouillard.

SHEN DACHENG est l’autrice de la nouvelle La jeune fille en boîte, traduite du chinois (Chine) par LUCIE MODDE. Première publication in《小行星掉在下午》(The Imaginist, Pékin, 2020).

Photographie © AFP.