(Dés)espoirs En ces temps incertains

Les Cinq Pas du Monde

N° Covid-19

1.

ENTRE LES SIGNAUX MARITIMES et la brume, tantôt je dérive, tantôt je m’efface
que les signaux colorent notre monde en perdition
que la brume s’achève bestialement dans les palpitations diaphanes de mon cœur
il fait si calme entre le bateau et la rive, des grappes de rosée s’accrochent à mes membres

regarde le monde qui prend forme, regarde ses reliques intactes
et au milieu de tout, mon corps moite qui avance
je tâtonne peut-être contre une cicatrice, sa douleur, son mutisme
sur mon dos, une cicatrice dissimulée, tantôt je dérive, tantôt je m’efface

regarde, oh regarde, nos vies en fuite n’ont pas perdu leur but
le soleil levant est l’œil malade d’un cyclope innommable, il devient terrifiant
et tout est sous son regard, et tout est dans sa terreur
mais je persiste à soulever les signaux, à soulever la brume immaculée

entre les signaux maritimes et la brume, tout est devenu clair
une victoire destructrice, mais une fois encore il faut retarder notre joie
entre le bateau et la rive, entre remous et équilibre, une vie peut s’écouler
mes quatre membres rament dans le vide, ils veulent que je dérive, ils veulent que je m’efface

2.

Ah, quand même la pensée devient principe, loi d’airain
mon visage gorgé d’espoir, affrontant bravement la trahison
drapée de quel ciel ? ma silhouette maigre
et affublée de quel costume ? je fuis ces rituels violents
un feu de souffrance s’élève, la lumière s’enlise dans les machines
d’autres invoquent en silence ce temps en ruine qui ne vient pas

les murmures à l’intérieur des murs couvrent le tonnerre et les tempêtes
tu rapperas encore de ta voix électrique, mais tu
ne jouiras jamais du langage, si intense, si éphémère
les pas encore plus légers sur le tapis couvrent les crimes acceptables
les nobles se meurent, la beauté de la tradition perpétuée
parle plus fort, la rouille sur la théière n’a jamais autant brillé

il porte tout le sang de son corps, il soulève toute l’énergie de son corps
il marche, il regarde, il parle, il renonce à ses idées-eau
je le suis, je le rattrape, je le dépasse, comme un verre qui se renverse
la férocité dans mon cœur se déploie vers un groupe d’enfants sous le soleil
quelle puissance démoniaque ? Je résiste encore et encore
un groupe d’enfants, dont l’adolescence souffrira jusqu’à la vieillesse d’une longue, longue maladie

3.

L’immensité calmement assise devant moi s’apprête à marcher
les pas de la terre, ce sont mes foulées impossibles
ce sont les voltes de la planète, c’est moi dans le vertige de l’infini
l’immensité assise devant moi m’a pris tout entier dans ses bras

on a donné des roues à la forteresse, je dors au milieu des pierres racineuses
ceux qui abandonnent les corps aux charniers continuent à scier la ville au long cartilage
peu importe où leurs mains passent, la monture d’un guerrier est sciée en deux
le métal grince, le soleil qui roule s’accroche aux cauchemars

des dents blanches et tranchantes, celui qui les exhibe abandonne l’achèvement du ciel
des dents comme des ennemis, qui déchirent mon cœur de douleur
et ce délire, que l’un d’eux scie et scie encore pour fissurer la mer
l’eau, cette eau que tous ont oubliée, et qui suffit tout juste à mes lèvres

l’adaptation d’une romance littéraire en film dramatique, un égal un
le péché reste le péché, la foule déferle vers le ciel, pour que les étoiles les dispersent
les nuages sont les nuages, les nuages ne sont pas les nuages – qui tranchera ?
un flot d’inepties dans le délire de ces jeunes, oh, fripouilles aux palpitations paisibles

4.

Traite la peur comme un fruit, qui se transmet de main en main
mais elle est tout entière dans ta poitrine, dans ton cœur au goût de miel
deux enfants, dont les vies déclinent humblement le parfum de celles à venir
et la foule déferle soudain vers les confins de la liberté
une vague de perles éblouissantes, qui un instant ne trouve pas la sortie
dehors la lumière, dehors la peur, et dehors le démon

une si grande peur vibre là-bas, tu te tiens trop loin
approche-toi, tu trembles de tout ton corps
cette peur n’arrive pas à me secouer, à me capturer, dans l’ordre
et plus encore dans l’anarchie, je jouis de la liberté que me donne le silence
j’essaie, je me gonfle de courage, je respire
avec l’oxygène je m’enflamme doucement, j’exprime, ma nature

mon regard dans le lointain, mais ce n’est qu’un déferlement de jeunes femmes
oh, à la crête des vagues ! désintégration de pièces d’argent, déluge de rêves en larmes
sans jalousie j’avance dans les profondeurs des armoires en os
les restes de l’eau de pluie sont des tigres dans le revers d’une veste
sa tête, se transmet de ma main à ta main
dehors la lumière, dehors la peur, et dehors toi, dans l’immensité

5.

Il est toujours l’âge de partir, toujours l’âge d’arriver
toujours sur la route, décembre saute soudain à janvier
un hiver de Chine, un froid sans nom, figé au bord de la table
mes pieds foulent les profondeurs, mes mains brossent la neige sur les livres
c’est le moment de partir, c’est le moment d’arriver
ma route passe par le ciel, la terre et l’océan, ma route passe par l’éternité

mes efforts d’une vie reviennent à regarder derrière elle
ces secrets qui s’embrasent, ces silences infinis
comment les flammes dévorent notre précieux oxygène
et comment l’oxygène épaissit nos sangs silencieux
oh, mes efforts d’une vie, commencent toujours en hâte
je ferme les yeux, ce sont mes yeux qui s’ouvrent

donnez-moi une machine, une machine à lire
laissez-moi l’écraser, la réduire à néant
laissez-moi broyer le métal avec ma chair, laissez s’échapper la poussière sur la route
mais laissez-moi lire, laissez-moi lire, lire, au moins
les étoiles dans le ciel m’ouvrent leurs yeux, ces entités divines
oh, entités divines, laissez-moi pour une fois relâcher mon livre, la terre et l’océan

1991

MENG LANG est l’auteur du poème Les Cinq Pas du Monde, traduit du chinois par GWENNAËL GAFFRIC. Première publication in《教育詩篇》(Hailang Wenhua, Hong Kong, 2014).