Souffrances En ces temps incertains

Après un Nouvel an du fond d’un puits

N° Covid-19

Le Japon connut plusieurs législations en matière d’isolement des lépreux entre 1907 et 1996. Treize léproseries publiques furent créées pour accompagner cette politique d’isolement total. Les lépreux vécurent ainsi dans un espace clos, et ils développèrent des courants littéraires propres grâce aux revues publiées au sein de la léproserie.

RÉCEMMENT, UN HOMME A AFFIRMÉ auprès des lépreux qu’ils étaient comme une grenouille dans un puits1. Ces propos n’ont aucune valeur. Il va sans dire qu’un cerveau qui crache de telles grossièretés n’atteint pas des sommets. Pourtant, à chaque fois que j’entends ce type d’assertion, les lamentations de Nietzsche me reviennent et me pénètrent.
« Mon frère, connais-tu déjà le mot “mépris” ? Et le tourment de ta justice qui te force à être juste envers ceux qui te méprisent ? »2
Je m’adresse à mes frères dans tous les établissements de soins. Saisissez-vous ces lamentations de Nietzsche ?

Je viens de passer ma vingt-troisième fête de Nouvel An, la troisième ici à la léproserie. Alors que j’étais jadis ce poisson dans la haute mer, me voici aujourd’hui au fin fond du puits, telle cette pauvre grenouille qui se traîne lentement. Pourtant, la vue qui m’est offerte ici m’a fait découvrir la beauté des constellations nocturnes.
Un poisson, vivant en haute mer et fier de la connaître, saurait-il admirer cette beauté du ciel étoilé ? Un poisson vivant dans les eaux profondes saurait à peine prendre conscience de l’eau de mer qui l’entoure.
Quand je repense aux jours de l’an de ces dernières années, chaque passage fut accompagné d’une douleur toujours plus forte.
« Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné, mais devant toute la douleur humaine. »3

Rodion Raskolnikov avait-il gémi, en s’agenouillant devant Sonia, la prostituée ! La vie est absurde, la réalité est abominable. Je supporte difficilement la douleur de l’homme qui doit accepter cette vie absurde et abominable. Vivre est peut-être un acte vain, mais même si c’est le cas, la vie est le destin de l’homme. On ne comprend ces mots que si on a saisi l’essence de la vie. Qui connaîtrait intimement l’insignifiance du suicide ?
L’année sera marquée par une douleur encore plus intense.

Mais que peut bien être cette douleur qui fissure nos convictions ? Quelle est sa nature ? Cela ne peut être une simple attaque contre nos nerfs.

La douleur me donna un rêve ; par la douleur, je reçus un rêve, un seul.
L’année 1936 fut une année mémorable. Dans un sens, je peux dire que cette année s’attela à me faire perdre tout ce que j’avais. Et je perdis tout. Ce fut le prix nécessaire pour obtenir ce nouveau rêve. Mais qui pourrait m’assurer qu’il ne s’agit pas d’un mauvais rêve ? La douleur de 1937 commence avec ce doute.
Le rêve nous malmène.
… Voulez-vous dire que la douleur est salvatrice ?
Je me tais, maintenant que je suis écrivain.

Les gens disent souvent d’un roman qu’il est gai ou sombre. Or, cela n’a aucun sens quand il s’agit d’un nouveau roman [en gestation].

À l’heure du crépuscule, j’étais assis, immobile, devant mon bureau. Je sentis que l’atmosphère autour de moi se liquéfiait, mon corps s’émiettait.
Un moment redoutable. J’entendis alors, clairement, la respiration des bactéries qui me dévoraient.
J’ai lâché des mots insignifiants alors que nous démarrions une nouvelle année. Je ne lâcherai plus jamais de tels propos. Allez, au boulot. Qu’y a-t-il sinon ? Rien.

— De l’intérieur des murs de houx4 —

HÔJÔ TAMIO est l’auteur de l’essai Après un Nouvel an du fond d’un puits, traduit du japonais par ISABELLE KONUMA. Première publication in『北條民雄全集』, éd. Yasunari Kawabata (Sogensha, Tokyo, 1938).

Photographie © National Hansen’s Disease Museum.

1. Ces mots renvoient à un proverbe d’origine chinoise : « La grenouille au fond d’un puits ne sait rien de la haute mer » (toutes les notes sont de la traductrice).

2. Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, 1898 (version traduite par Henri Albert).

3. Dostoïevski, Fiodor, Crime et châtiment, tome II, 1867 (version traduite par Doussia Ergaz).

4. La léproserie de Tama est entourée d’un mur de houx (hiiragi) qui symbolise aujourd’hui la politique d’isolement des lépreux qui y a été menée jusqu’en 1996.