Numéro 9 Exil

Gwóngdūng Wá

Entretien

MOTHER OF ALL QUESTIONS est le troisième opus poétique de Grace Chia. Ce recueil est un voyage en terre(s) femme(s), en trois escales qui sont trois questions fondamentales, si ce n’est existentielles. Les poèmes livrent les nombreuses (in)définitions possibles que l’on peut attribuer à « maison », « personnalité » ou « vie » comme autant d’itinéraires arachnéens sur la toile de Pénélope qu’est l’identité. L’ensemble tisse en particulier la chaîne et la trame des identités féminines et dévoile des portraits-paysages tout aussi sensibles que complexes.

Les trois poèmes présentés dans ce numéro de Jentayu sont extraits de la première partie, Where is home? [C’est où ta maison ?] Ils disent que « maison » peut prendre chair et langue, s’incarner physiquement. Ils disent aussi que tout départ de la « maison », tout exil donc, est aussi « deuil ».

En conversation avec Grace Chia, nous avons continué à visiter maison(s), architecture(s) et ce que les oreilles des murs entendent ou pas.

GRACE, VOUS AVEZ ENTAMÉ votre périple littéraire avec deux recueils de poèmes, womango et Cordelia. Puis vous avez publié un roman, The Wanderlusters, et un recueil de nouvelles, Every Moving Thing That Lives Shall Be Food. Vous revenez à présent à la poésie avec Mother of all questions. Lequel de ces genres littéraires considérez-vous comme votre maison ?

GRACE CHIA : J’attendais que quelqu’un m’interroge au sujet de mon écriture multi-genre. Personne ne l’avait fait jusque-là, je vous remercie donc de l’avoir remarqué ! Je voudrais pouvoir dire que j’ai commencé en écrivant de la poésie, mais ce n’est pas exact, même si j’ai effectivement publié mon premier recueil de poèmes en 1998 à Singapour, à une époque où la poésie connaissait une certaine renaissance au niveau local, et même à présent, alors que la poésie a toujours eu un public dans mon pays. C’est peut-être parce que sur une terre où le passage d’un code à l’autre constitue la norme dans un État multilingue, où il est pratique d’adopter un double discours sur les sujets sensibles, pour moi, la poésie est un genre puissant qui, en réduisant le nombre de mots dans un espace limité telle qu’une page, permet de faire passer un message ou une histoire de façon sobre et succincte. Moins on en dit, plus on peut imaginer. C’est ce que j’aime dans la poésie. C’est pour cette raison que la plupart de mes poèmes sont extrêmement riches en images et en rythme, emplis de symboles et de sons. J’aime également considérer ma poésie comme mon instrument de musique, étant donné que je ne joue d’aucun instrument. J’espère que mes lecteurs peuvent entendre les variations de tonalités, les effets sonores et de basse de mes vers.

J’ai toujours écrit de la prose, même avant, et désormais après, la poésie. Pour moi, la prose est une architecture différente pour construire mes histoires, mes mondes. Si un poème est un studio à pièce unique, une nouvelle est un appartement, et un roman un immeuble. Aussi bien dans la forme que le fond. Lorsque j’écris de la prose, je me donne plus d’espace, plus de liberté pour explorer la narration, sa construction en termes de supports scéniques, de personnages, de cadre et surtout de tension entre ces trois éléments, cette dernière n’est pas physique mais métaphysique. Il me faut habiter un espace mental différent lorsque j’écris de la prose. C’est une relation attitrée et prolongée que j’entretiens avec cet appartement ou cet immeuble lorsque j’y séjourne pour observer qui fait quoi à qui, quand et comment. Souvent quand je suis plongée dans l’écriture d’un roman, je suis assez distraite et incapable de me déconnecter de cette rêverie. Cela fait du bien de se perdre dans un espace différent tout en continuant à vivre mon existence quotidienne, à aller au travail, à m’occuper de ma famille, mais je dois dire que je ne suis pas terriblement efficace dans ces moments-là. C’est presque comme si je vivais une vie parallèle ou que je faisais exister mon alter ego pendant que je continue à respirer, manger et chier. C’est pour cela que je ne me fixe un calendrier mental pour entamer et achever un projet de roman que sur les mois où je peux me permettre de m’échapper ainsi. Pour ce qui est des nouvelles, elles sont moins exigeantes pour moi en termes de temps et de concentration, donc elles viennent avec l’inspiration. En fait, j’ai entamé le manuscrit du roman avant d’écrire mon recueil de nouvelles ; je me suis retrouvée coincée face à un obstacle majeur avec le roman et j’ai donc enchaîné par hasard avec les nouvelles, découvert que j’appréciais la brièveté de cette forme, et je suis finalement revenue au roman et l’ai achevé. Tous deux ont été publiés la même année, en 2016, en raison du calendrier de l’éditeur.

Donc pour répondre correctement à votre question : tout comme nous utilisons différentes maisons à différentes fins, prose et poésie sont toutes deux des maisons permettant de satisfaire des besoins différents. Pour un coup rapide et intense, probablement le poème. Pour une liaison à court terme, certainement la nouvelle. Et pour le vol long-courrier, peut-être le roman. Je me suis améliorée, avec les années, au jeu de la commutation entre prose et poésie, et j’apprécie ces deux genres en fonction des histoires que je veux raconter, car certaines sont anecdotiques, épisodiques ou impressionnistes alors que d’autres demandent davantage de temps pour se découvrir, se construire et se colorer.

Pourriez-vous nous dire quelques mots du processus d’écriture de Mother of all questions ? Qu’est-ce qui vous a incité à l’écrire ? S’agissait-il d’un projet dont l’architecture était claire dans votre esprit, avec ses trois parties, lorsque vous avez commencé à y travailler ? Ou est-il né de la compilation de vos écrits et réflexions poétiques sur plusieurs années ?

Pour mes trois recueils poétiques, j’ai toujours travaillé sur des poèmes individuels, en ne me souciant du titre ou de la structure que lorsque je m’approchais de la fin. Certains poètes structurent leurs recueils en définissant une thématique globale puis en rédigeant chaque poème afin qu’il corresponde à cette thématique ; je ne fonctionne ainsi que pour la prose. La prose est pour moi le pendant musclé de la poésie à laquelle je ne peux pas supporter d’infliger tant de violence. La poésie est le reflet le plus fidèle de l’âme humaine ; l’instantané sérendipitin d’un rêve, d’un cauchemar ou l’interprétation de l’imaginaire. Je ne suis pas certaine de la manière dont il faudrait travailler un tel instantané pour le faire entrer de force dans le cadre d’une thématique, et je ne suis même pas sûre de vouloir le faire.

Mother of All Questions (2016) reprend les poèmes que j’ai écrits après Cordelia (2012), qui venait après womango (1998). Chaque recueil est donc une compilation de mon expression artistique et de l’expérience que j’ai vécue au cours de ces années, en commençant par ma vie de jeune adulte puis de femme et aussi d’immigrante au Royaume-Uni et dans d’autres pays, et enfin de mère retournée vers ses racines. Il y a d’autres titres ironiques que j’aurais souhaité pour MOAQ, comme Botherducker, que j’aimais bien, mais j’ai opté pour le titre actuel qui véhicule également le sens de question quintessentielle, avec un jeu de mot sur le terme « mère », reflet de mon statut (et qui rend également hommage à ma mère décédée).

Le recueil Cordelia aussi était divisé en plusieurs parties (si vous vous souvenez du film Breaking the Waves de Lars von Trier, il présentait une segmentation scénique qui m’a fortement influencée et inspirée), j’ai donc fait la même chose pour MOAQ, en partie pour classer les poèmes en fonction d’une thématique liée. Au long de ma carrière d’auteure, je me suis naturellement penchée sur certains thèmes : la maison, l’amour, le désir, l’aliénation, l’expérience vécue de l’intérieur-de l’extérieur, la perte, par exemple. Donc, pendant que je compilais les poèmes pour MOAQ, je me suis rendu compte que j’avais cherché des réponses au même type de questions pendant toute ma vie. Ce fut une épiphanie pour moi de pouvoir apporter des réponses poétiques claires à ces questions philosophiques et existentielles. Ayant passé 13 ans loin de Singapour, dont 7 en tournée avec le Cirque du Soleil dans différents pays et villes, « C’est où ta maison ? » est une question qui se pose évidemment à une nomade par accident. « Qui es-tu ? » interroge mes identités multiples et changeantes ; et « C’est quoi la vie ? » étudie, précisément, le sens que la vie peut bien avoir ou ne pas avoir. N’est-ce pas là la mère de toutes les questions pour beaucoup d’entre nous ?

Comme vous venez de le dire, Mother of all questions comporte trois parties qui sont trois questions : Where is home? [C’est où ta maison ?] Who are you? [Qui es-tu ?] et What is life? [C’est quoi la vie ?] En explorant ces trois interrogations à travers vos poèmes, vous invitez le lecteur à parcourir les différentes facettes de la féminité et de l’identité. Where is home? est la première partie mais aussi la plus longue, les deux autres étant de longueur assez comparable, à savoir à peu près la moitié de cette première partie. Cela signifie-t-il que vous considérez la « maison », quoi qu’on mette derrière ce mot, comme étant l’épine dorsale de l’identité ?

C’est une observation intéressante, je ne l’ai pas fait exprès ! Comme je l’ai dit précédemment, j’ai rassemblé les poèmes dans chaque segment après les avoir écrits, donc si les poèmes du segment « maison » sont les plus nombreux, c’est probablement le reflet de mon désir subconscient de revisiter le même thème encore et encore. Certaines personnes écrivent sur un sujet qu’elles comprennent bien ; d’autres écrivent sur des choses qu’elles souhaiteraient mieux comprendre. Je pense que j’appartiens à cette deuxième catégorie. Pour moi, la maison n’est jamais juste un espace physique mais métaphysique, symbolique, imaginaire. La maison renvoie au foyer, à l’intergénérationnel, à la société, à la nation, à l’ethnie ou à la culture, au monde. Où se trouve notre place ? Souvent, la réponse est quelque part, partout ou même nulle part. Les citoyens du monde ou, en allant jusqu’à la base, les locaux, les tribaux. Même nos corps sont une forme de maison qui incarne l’esprit et la chair, et nous pouvons nous sentir chez nous ou étrangers dans nos maisons, comme une sorte d’hôte parasite dans nos moments d’aliénation les plus profonds.
À Singapour, nous utilisons le mot « kampong » pour désigner une communauté locale, mais dont les villages rustiques ont disparu pour laisser place à des gratte-ciel dans une jungle de béton ; il existe une déconnexion entre les vieilles habitudes et la nouvelle ère. Tenter de recréer, artificiellement, un sentiment commun de « maison » chez 5 millions d’individus divers vivant sur une île comprimée est, à mon sens, assez idéaliste.

L’incapacité/impossibilité de parler est souvent présente dans les deux premières parties de ce recueil : « un enfant qui n’a pas appris à parler », « Il n’a aucun mot pour dire », « elle disait Non dans sa tête à son père », « Je ne peux pas parler en ta voix, Maman », « Apprends-moi à parler avec les morts »… Que représente le non-dit ou l’indicible pour vous ?

En tant que femme asiatique d’origine chinoise ayant reçu un enseignement anglophone, je ne peux pas considérer la parole comme chose acquise, même dans une société moderne comme Singapour. Pendant mon enfance, les hommes de ma famille – mon père et mes deux frères – parlaient fort, se disputaient et faisaient part de leurs pensées, pendant que ma mère voletait à l’arrière-plan, nettoyait la maison, cuisinait et gérait toutes les tâches ménagères. Bien entendu, elle n’était pas silencieuse, mais la majorité (3 hommes et 2 femmes) parlait plus fort que la minorité silencieuse, et le chauvinisme aussi était de famille. Heureusement pour moi, on ne s’attendait pas à ce que je ne reçoive pas d’instruction ou que j’épouse un homme riche, même s’il était clair que l’on avait très peu d’attentes à mon égard, je me suis donc secrètement rebellée et j’ai fait tout ce que j’ai eu envie de faire, y compris m’adonner à ma quête d’écriture, de littérature, d’art, de théâtre, toutes ces choses irréalistes qui ne me feront pas « gagner d’argent ».

Le théâtre m’a également appris que le non-dit est éloquent, tout comme un espace vide peut avoir du sens dans les arts et la poésie. Le traumatisme, que ce qui est indicible et non-dit est parfois plus effrayant et percutant que ce qui est entendu ou écrit. Donc en tant qu’écrivain, je suis fascinée par le langage corporel des interactions humaines, leurs tics et changements subtils, le grand effort que cela coûte aux êtres humains de supprimer leur (propre) parole et la tension du non-dit. J’observe et j’enregistre ce que je vois, puis je tente d’en déchiffrer le sens, telle une interprète d’émotions.

Par contre, les poèmes de la troisième partie résonnent davantage comme des déclamations, font penser à de la poésie orale. Explorez-vous le spoken word lorsque vous écrivez ?

Comme je ne joue d’aucun instrument de musique, à mon plus grand regret, j’utilise mes écrits pour propulser la musicalité et le rythme de mon expression artistique. Pour ce qui est des poèmes qui peuvent être considérés comme du spoken word, je n’ai absolument pas décidé de m’asseoir pour écrire un poème de spoken word. En fait, je dois vraiment me forcer à interrompre ce que je suis en train de faire, quoi que ce soit, pour achever le poème lorsque l’inspiration frappe. Habituellement ces poèmes apparaissent comme un tout, telle une chanson ou, pour les poèmes narratifs les plus longs, telle une symphonie. Si, pour le lecteur, ces poèmes semblent couler en une seule et même idée cohérente, c’est que tel est le cas.

Peut-être que mon handicap de ne savoir jouer d’aucun instrument m’a appris à utiliser les mots comme une sorte d’histoire racontée sous forme de ballade, une tradition orale ancienne. Je n’écris pas consciemment du spoken word car je ne me produis pas sur scène ; mais je suis consciente que mes poèmes présentent cet aspect. Il faut savoir que j’écoute différents genres de musique, en particulier du rock, de la pop, du jazz et du classique, ce qui façonne aussi ma musicalité.

La féminité est au cœur de Mother of all questions. Vos poèmes disent ce que cela signifie d’être fille, sœur, femme, épouse, mère, mère active ; et d’assumer plusieurs rôles à la fois ou de devoir renoncer à ses propres rêves. Ils parlent de corps féminins, de désir féminin et abordent des questions de genre. Vous considérez-vous comme une féministe ?

Je ne considère pas les hommes à responsabilité comme des masculinistes, si ça peut aider. Je me vois d’abord et avant tout comme un être humain. J’ai un corps de femme. Je suis originaire de Singapour et j’ai de l’ADN chinois. Je parle quelques langues, même si je suis plus forte en anglais. Il y a des gens qui ont une vision très limitée des féministes et qui comprennent encore moins ce que cela veut dire, je déteste donc me coller cette étiquette superflue. Ce n’est pas à moi d’éduquer les personnes qui choisissent l’ignorance. Je ne peux cependant pas empêcher les autres de m’étiqueter.

GRACE CHIA est l’auteure de Nage du chien, Gwóngdūng Wá et Je suis l’enfant de ma mère, trois poèmes traduits de l’anglais (Singapour) par PATRICIA HOUÉFA GRANGE à découvrir dans leur intégralité dans les pages du numéro 9 de Jentayu.