Numéro 9 Exil

Bon à rien

Entretien

PREETA, VOUS ÊTES NÉE et avez grandi à Ipoh, une ville multiculturelle de la Malaisie occidentale. Vous êtes ensuite partie aux États-Unis pour vos études et vous y avez vécu pendant 14 ans. Votre voix littéraire s’est donc formée entre ces deux pays, entre plusieurs langues aussi. Quels livres reposaient sur vos étagères pendant ces années de formation ? En quelles langues étaient-ils ? Et quels auteurs chérissez-vous particulièrement depuis ce temps-là ?

PREETA SAMARASAN : Bien que j’ai vécu aux États-Unis pendant quatorze ans et que j’y ai même obtenu un Master de création littéraire, je dirais que la fiction américaine demeure la plus grande lacune de mon éducation par les livres. J’ai grandi en lisant surtout des auteurs britanniques, comme la plupart des autres jeunes lecteurs malaisiens. Quand j’avais neuf ans, mon frère révisait ses O-levels et son programme de lecture incluait Une Maison pour Monsieur Biswas de Naipaul, Pétales de Sang de Ngugi wa Thiong’o et Le Monde s’effondre de Chinua Achebe. Ces livres, que je lui ai empruntés et que j’ai dévorés, ont été ma première immersion dans une idée de la littérature non pas comme seul domaine d’auteurs blancs et morts, mais aussi celui d’auteurs non blancs qui pouvaient et avaient même déjà raconté leurs propres histoires. Je me suis mise à rechercher exprès les auteurs d’Asie du Sud, et notamment ceux issus de la diaspora : R. K. Narayan, G. V. Desani, encore V. S. Naipaul, et son frère Shiva Naipaul. Les quelques auteurs américains que j’ai pu lire sérieusement après m’être installée aux États-Unis peuvent être vus comme le prolongement de cette première impulsion à lire les histoires de populations minoritaires ou marginalisées : j’ai ainsi beaucoup lu Toni Morrison, beaucoup lu Jamaica Kincaid et James Baldwin, mais seulement deux livres de Philip Roth, un de Thomas Pynchon et aucun de Don DeLillo. L’exception à cette règle est la poésie : quand j’étais aux États-Unis, je suis tombée amoureuses des poètes américains, et je suis encore aujourd’hui plus encline à lire de la poésie américaine que celle d’autres pays. En même temps, je n’ai pas délaissé mes premières amours pour la littérature britannique, des romancières Rumer Godden et Noel Streatfeild aux humoristes et satiristes P. G. Wodehouse, Evelyn Waugh et Kingsley Amis. Comme j’étais en section scientifique dans mon école en Malaisie, je n’ai pas étudié la littérature à cet âge, et je n’ai donc jamais vraiment lu de littérature en malais. C’est quelque chose que je regrette aujourd’hui, mais pas au point de vouloir y remédier. Dès que j’ai le temps et l’envie de lire dans une langue autre que l’anglais, cette langue est le français ; j’ai suivi plusieurs cours de littérature française pendant mes premières années d’études aux États-Unis et donc, étrangement, le legs le plus durable de mon éducation américaine est sans doute mon intérêt et mon amour pour la fiction française.

Vous avez ensuite étudié la musicologie et la création littéraire. En tant qu’écrivaine, vous avez expérimenté aussi bien avec la nouvelle qu’avec le roman. En termes musicaux, comment décririez-vous les différences entre ces deux formes ? Est-ce qu’avoir l’oreille musicale vous aide au moment de l’écriture ?

J’hésite à comparer les formes littéraires courtes et longues avec les formes musicales, car je pense qu’une telle analogie serait limitée et donc problématique. Il serait aisé de considérer la nouvelle comme un morceau de musique de chambre plutôt qu’une symphonie, mais c’est bien là mon problème : c’est trop facile, et je ne suis pas sûre qu’une nouvelle se restreigne à moins de ressources de la même manière qu’un quatuor à cordes s’y restreint. Il est vrai qu’il faut, peut-être, un peu plus de doigté dans une nouvelle, et, peut-être en raison de l’espace réduit y a-t-il aussi moins de marge pour du remplissage ou de l’imprécision. Mais, vous savez, mes nouvelles ont tendance à être assez longues et je ne crois pas que je change mon style d’écriture d’une forme à l’autre. J’aurais plutôt tendance à l’adapter au narrateur, à essayer de rester fidèle à une voix ou à un personnage, plutôt qu’à me demander ce qu’exige la forme : si un narrateur ou un personnage a pour habitude de radoter et de se perdre en digressions, vous obtiendrez une histoire où cela radote et digresse.  De plus en plus, je crois vouloir faire tenir des vies entières, de modes de vie, des époques et des lieux dans mes nouvelles, tout autant que j’ai envie de le faire pour un roman. Je suppose que c’est l’inverse de l’approche tchékhovienne, qui voit la nouvelle comme un fragment, comme la tentative de capturer un seul instant. En tant que lecteur, j’aime cette approche tout autant qu’une autre, mais en tant qu’écrivaine, je m’y intéresse de moins en moins. Mon objectif est que le lecteur ressorte de mes nouvelles avec le sentiment d’avoir été rendu témoin d’une vie entière.

Quant à la deuxième partie de votre question, si le fait d’avoir l’oreille musicale aide au moment d’écrire, je ne suis pas sûre là encore de pouvoir établir un lien direct entre ma formation musicale et mon écriture, parce que beaucoup d’autres écrivains sans formation musicale ou très peu, sont eux aussi profondément intéressés par la sonorité des mots, par les rythmes de la langue. Je pense que les sonorités comptent beaucoup pour moi, d’une manière que d’aucuns associeraient davantage à des poètes qu’à des auteurs de fiction (même si cela n’est pas si rare que cela chez les auteurs de fiction). Mais peut-être serait-il plus juste de dire que c’est mon affinité pour les sons qui m’a menée vers ces deux centres d’intérêt – la musique et la langue – plutôt que l’un d’eux guidant et façonnant l’autre. Là où je peux effectivement prétendre que la musique influence mon écriture, c’est dans le sens où certains territoires émotionnels ne me sont accessibles qu’à travers une certaine musique. (Par exemple, Simon & Garfunkel pour mon premier roman : leur musique a joué un rôle non pas uniquement parce que les paroles sont appropriées, ni même parce que ces chansons s’inscrivent parfaitement dans cette période de l’Histoire, mais parce que la musique elle-même, sans les paroles, était devenue totémique pour moi dans mon processus d’écriture.) Certes, bon nombre d’écrivains trouvent que l’écoute d’une musique les aide à se transporter vers un état mental ou émotionnel plus propice à l’écriture ; c’est l’une de ces choses où toute comparaison est impossible car on ne peut savoir ce qui se passe dans la tête des autres, mais je dirais que ce phénomène est particulièrement intense/extrême chez moi, ce pouvoir qu’a la musique de déverrouiller certaines possibilités de penser et de sentir.

Votre nouvelle raconte l’histoire d’un garçon constamment rabaissé par ses parents et frères et sœur. Il assiste aux premières loges à un événement traumatisant qui va le forcer à s’exiler loin de sa famille pour ne plus jamais revenir. Votre premier roman explorait lui aussi, à une échelle plus large encore, le lourd prix à payer du mensonge et des silences trop longtemps prolongés au sein des familles. Selon vous, le principal pouvoir de la fiction est-il justement de pouvoir exprimer l’inexprimable, de pouvoir se remémorer ceux qui tomberaient autrement dans l’oubli et de donner une voix à ceux qui n’en ont pas ?

Ma réponse, en un mot, est oui. Je ne me permettrais pas d’imposer aux autres écrivains (et encore moins aux lecteurs) ce que devrait être l’objectif principal de la fiction, mais, pour moi, en tant qu’écrivaine, c’est bien là ma raison d’écrire. Non pas seulement pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas, ce qui me semble être davantage politique ou polémique, mais pour raconter ce qui n’a pas été dit, soit pour des raisons ayant trait au pouvoir, soit parce que, dans certaines cultures, certaines choses ne sont pas exprimées à haute voix. La fiction permet de révéler ces choses d’une manière qu’aucun autre genre ne pourrait – pas même d’autres formes narratives comme le théâtre ou le cinéma.

Vous êtes vous-même, en quelque sorte, une écrivaine exilée, ayant vécu quatorze ans aux États-Unis et résidant depuis douze ans maintenant dans la campagne française. Est-ce que le fait de mener vos recherches et d’écrire principalement au sujet de la Malaisie est un moyen pour vous de combler la distance qui vous sépare de votre pays natal ? De ne pas vous en sentir complètement éloignée ?

À vrai dire, je ne le pense pas. Je ne me sens pas particulièrement éloignée de la Malaisie (du moins, pas encore), donc je ne vois pas mes écrits comme un moyen de combler une quelconque distance. D’une certaine manière, écrire au sujet de la Malaisie depuis un point éloigné me permet plutôt de réfléchir plus clairement à certains aspects du pays et de son peuple. Il m’est impossible d’écrire sur la Malaisie quand je suis en Malaisie ; j’y passe chaque année un mois entier durant lequel je n’écris rien. Par ailleurs, je ne mène pas de « recherches » formelles, ou, du moins, je n’ai pas encore eu à en faire beaucoup parce que je ne me suis pas encore sentie poussée à écrire quoi que ce soit qui nécessiterait des recherches approfondies. Je n’exclus rien pour l’avenir, mais, pour l’instant, mes « recherches », si on peut les appeler ainsi, s’en tiennent à l’observation minutieuse, à l’immersion et à l’absorption après une période d’absence. Cela semble bien fonctionner pour moi ; je crois que mes pouvoirs d’observation sont d’autant plus aiguisés qu’il s’agit d’un séjour court, concentré.

Vous avez écrit que la colère était un carburant essentiel de votre travail d’écriture, que vous vous deviez de la maintenir en vie, comme une flamme brûlant dans l’obscurité. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette façon dont la colère influence et façonne les histoires que vous choisissez de raconter ?

Mon intérêt personnel principal en tant qu’écrivaine, c’est le pouvoir : l’équilibre du pouvoir entre les membres d’une famille, ou entre des gens qui tentent de partager un pays. Dès que vous vous intéressez au pouvoir, il est très difficile d’éviter la colère, parce que nous vivons dans un monde injuste. Bien entendu, je ne parle pas seulement de pouvoir économique ou politique, mais aussi de toutes ces formes subtiles et intangibles de pouvoir qui définissent nos relations. Le jour où je sentirai ma colère s’estomper, je l’interprèterai comme un signe que le temps est venu pour moi d’écrire sur autre chose (mais alors se poserait la question : qu’y a-t-il d’autre sur cette planète ?). Pour l’instant, mon sujet de prédilection et ma colère sont inextricablement liés. J’ai eu un professeur à l’université qui avait pour habitude de dire que, dans n’importe quel roman ou nouvelle – et notamment ceux et celles au style fragmentaire, se déroulant dans plusieurs lieux, ou sur plusieurs époques, ou avec plusieurs narrateurs -, on peut souvent sentir où sont les « points chauds » de la narration. Il est rare que la « chaleur » soit répartie équitablement : quand vous la ressentez, vous comprenez immédiatement : « Ah ah, voilà ce qui importe vraiment à l’auteur. » Pour que n’importe lequel de mes écrits dégage cette chaleur, cette énergie, je me dois de commencer par la colère. Si je pouvais réfléchir calmement au pouvoir et à l’inégalité, je serais une sorte d’écrivain complètement différente, et il est fort possible que je choisirais d’aborder ces questions dans un genre autre que la fiction.

PREETA SAMARASAN est l’auteure de Bon à rien, une nouvelle traduite de l’anglais (Malaisie) par BRIGITTE BRESSON et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 9 de Jentayu.

Illustration : © Odelia Tang.