Numéro 8 Animal

Un poisson qui écrivait des romans

Entretien

HUNG HUNG, VOUS êtes à la fois poète, écrivain de textes en prose, éditeur, metteur en scène de théâtre, réalisateur, scénariste, organisateur d’événements culturels. Pour vous, y a-t-il un lien entre ces différentes activités ?

HUNG HUNG : Pour moi, ce sont différentes formes d’une seule et même chose : la création. Ces diverses activités sont autant de moyens d’agir et de changer le monde. J’ai eu la chance de pouvoir développer des compétences dans des domaines variés de la création artistique. Mais il arrive parfois que je me sente frustré par les limites de mes propres forces. Je voudrais pouvoir aller plus vite, dire davantage. C’est à ce moment qu’il devient intéressant pour moi de publier ou de diffuser les œuvres d’autrui, des œuvres qui me touchent, qui expriment mes idées, et à la naissance desquelles je peux contribuer sans investir autant d’énergie que si j’en étais le créateur. Faire un film me prend trois ans, mais en organisant un festival de cinéma, je peux livrer rapidement au public de nombreuses œuvres de réalisateurs que j’estime. C’est dans cette même perspective que j’ai créé en 2008 la revue de poésie Papier toilette+. Pendant ses huit ans d’existence, tous les poèmes qui répondaient à une certaine idée de la poésie y étaient les bienvenus. Ce genre de travail collectif est par ailleurs source d’échange, c’est très stimulant et gratifiant pour tous les participants. Pour les lecteurs, c’est aussi un moyen de découvrir davantage d’aspects d’une certaine forme de poésie et de se faire une meilleure idée de son intérêt.
Bref, peu importe dans quel travail artistique ou culturel je suis engagé, je participe dans tous les cas, d’une manière ou d’une autre, à un effort de création.

Quand on pense à votre œuvre, littéraire, cinématographique ou théâtrale, le premier mot qui vient à l’esprit est « poétique ». Acceptez-vous ce qualificatif ? Pourriez-vous nous dire quel est pour vous le pouvoir particulier de la poésie ?

La poésie est un genre à part en cela qu’il se définit par un certain niveau de qualité. Un mauvais roman est toujours un roman, un mauvais poème ne sera jamais un poème. Quand on dit d’un film, d’un air de musique ou d’un tableau qu’ils sont « poétiques », c’est souvent une manière de les louer. C’est que la poésie dégage quelque chose qui se situe au-delà du réel, au-delà du littéral. À vrai dire, le mot « poétique » est souvent utilisé de manière abusive, pour désigner simplement ce qui nous touche. Pour moi, la poésie se définit avant tout par un certain type de lien : elle offre aux lecteurs la possibilité de créer par eux-mêmes des associations nouvelles.

Quel est le pouvoir de la poésie ?

Elle nous permet de dépasser le réel, sans pour autant nous le faire négliger. En fait, pour dépasser le réel, on doit souvent commencer par le saisir. Le pouvoir de la poésie n’est pas un pouvoir d’oubli et d’illusion, mais d’appréhension et de dépassement. Et ce pouvoir s’applique à tout, pas seulement à ce qui est propre ou élégant. Tchouang-tseu a dit : « La Voie est dans les excréments. » Cette expression est très poétique, parce qu’elle associe une idée élevée à une matière que nous considérons généralement comme sale, mais qui fait partie de notre réalité quotidienne.
En somme, qualifier mes œuvres de « poétiques » est un très beau compliment, merci !

Une autre constante dans votre œuvre est l’humour. Pourtant, vos œuvres ne traitent pas toujours de sujets drôles. Quel rôle joue l’humour pour vous ?

Pour moi, l’humour est un élément essentiel de la littérature. J’ai personnellement beaucoup de peine à apprécier les livres qui en sont dépourvus.
Mais pour bien répondre à votre question, il faut d’abord définir l’humour. L’humour, c’est ce qui nous permet de résoudre une situation difficile ou de la faire évoluer. On peut dire que dans tous les systèmes, il y a une forme d’arrogance, et que pour nous soustraire à cette dernière nous avons besoin de l’humour. L’humour est une manière de désarmer ce qui nous oppresse. C’est ainsi souvent dans les circonstances les plus graves qu’on fait les plaisanteries les plus drôles, que ce soit dans les domaines de la politique, de l’armée ou du sexe, autant de sujets en général plutôt difficiles à aborder. Un bon écrivain devrait donc être capable de manier l’humour pour aborder desproblèmes sérieux. Je pense par exemple à La Métamorphose de Kafka, qui propose une tragédie existentielle à travers l’histoire d’une transformation grotesque, ou à Madame Bovary de Flaubert, qui dépeint la souffrance intime d’un être à travers la description de comportements ridicules.

Vous avez commencé votre travail d’artiste dans le Taïwan des années 1980 et 1990. Pourriez-vous nous parler du climat artistique de cette époque, que vous semblez évoquer au début d’ »Un poisson qui écrivait des romans », et de son évolution jusqu’à aujourd’hui ?

Les années 1980 et 1990 correspondent à la période de la levée de la loi martiale, qui a duré de 1949 à 1987. À cette époque, il y avait beaucoup de mouvements de protestation à Taïwan. Tout le monde voulait obtenir ce dont il avait été privé jusqu’alors, y compris la liberté. C’est dans ce contexte d’effervescence que différents types de théâtre se sont développés : du music-hall à la Broadway, du théâtre minimaliste, des performances, du théâtre abstrait, du théâtre engagé ou des pièces basées sur le répertoire folklorique traditionnel. C’étaient des tentatives très expérimentales, souvent affreusement maladroites, mais l’atmosphère était extrêmement stimulante et le public répondait, peu importe ce qu’on lui proposait. Même un spectacle réalisé sur un arbre en bord de route attirait l’attention. La phrase « Toutes sortes de choses amusantes pouvaient arriver », qui apparaît au début d’ »Un poisson qui écrivait des romans », décrit en effet cette ambiance.
Cependant, à partir du début des années 1990, suite à l’entrée en vigueur des réformes démocratiques, le climat artistique s’est nettement assagi. Le gouvernement a commencé à subventionner la production théâtrale, ce qui a eu pour effet secondaire d’uniformiser cette dernière. Les techniques de l’art dramatique se sont certes beaucoup perfectionnées sur l’île depuis les années 1980, mais les metteurs en scène taïwanais d’aujourd’hui, dans l’espoir de survivre et d’avoir une audience fixe, ont en grande partie renoncé aux excès et perdu la vitalité de cette époque.

Vous vous engagez régulièrement pour défendre des causes sociales ou politiques (opposition à l’énergie nucléaire, politiques culturelles, etc.). Y a-t-il un lien entre vos activités d’artiste et votre engagement social ?

Il ne doit pas forcément y avoir de lien entre les activités créatrices et politiques. Mais dans les circonstances présentes, il serait dommage pour un artiste taïwanais de renoncer à s’engager. Taïwan est en train de vivre de grands changements. Or, l’art a le pouvoir d’apporter des réponses aux situations de la vie réelle. Le principal changement que connaît aujourd’hui notre pays, c’est la prise de conscience des droits individuels et le désir d’égalité sociale. Taïwan traverse une période charnière, beaucoup de gens éprouvent un désir de réforme. Cette atmosphère est très différente de celle que j’ai connue dans mon enfance. Nous avons aujourd’hui une chance rare d’agir. Et je pense que la majorité des artistes taïwanais contemporains le fait, chacun à sa manière. Même ceux qui utilisent des moyens d’expression plus traditionnels sont souvent engagés dans une réflexion sur les problèmes du présent.
Cet esprit de contestation a même tendance à se commercialiser, notamment à travers sa représentation dans des films grand public. Dans un sens, cette récupération mercantile constitue une forme de détournement, mais d’un autre côté, cela montre que ce désir de changement est devenu assez commun pour être considéré comme « vendable ».
Suis-je fondamentalement optimiste pour autant ? Non, au contraire, je dirais que face à la situation internationale dans laquelle se trouve Taïwan aujourd’hui je suis fondamentalement pessimiste. Mais dans ce contexte inquiétant, j’éprouve par ailleurs de l’optimisme en voyant qu’il y a tant de personnes qui désirent changer les choses.

Cette interview a été réalisée sous la direction de Matthieu Kolatte par les participants au cours FR 4051-1062 du département de français de l’Université Nationale Centrale de Taïwan : Lin Yi-Yu, Kuo En-yu, Lu Kuan-Ling, Shei Pei-Ming, Liang Hsi-Min, Fang Tz-Sheng, Chao Yi-ru, Poon Ho Ying, Tai Yu-shan, Hsiao Tsung-Fang.

HUNG HUNG est l’auteur de la nouvelle Un poisson qui écrivait des romans, traduite du chinois (Taïwan) par MATTHIEU KOLATTE et ses étudiants et à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 8 de Jentayu.

Illustration © Sharon Chin.