Numéro 6 Amours et Sensualités

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Note de lecture

FERNANDO SYLVAN est le pseudonyme d’Abílio Leopoldo Motta-Ferreira (Dili, 1917-1993), intellectuel timorais dont l’œuvre comprend de la poésie, de la prose, mais aussi des essais. Il était encore enfant lorsqu’il a quitté Dili, où il est né, et il a vécu la plus grande partie de sa vie au Portugal, où il s’est éteint. Malgré la distance physique, le Timor apparaît comme un axe central de son œuvre, Sylvan ayant consacré du temps au recouvrement d’une partie considérable de son patrimoine littéraire et culturel traditionnel, en réécrivant des légendes par exemple, mais aussi en rédigeant des réflexions sur ses traditions et son folklore. Le motif de l’enfance, associé à la nostalgie qui accompagne les souvenirs de sa vie au Timor, illustre très bien la singularité d’un auteur qui est resté lié, pendant très longtemps, à la Sociedade de Língua Portuguesa, la Société de la langue portugaise dont il a été président entre 1976 et 1993. Son œuvre poétique est extrêmement vaste, bien que disperse et, dans le cas des livres les plus anciens, quasiment indisponible ou inaccessible, aussi bien pour le commun des lecteurs que pour les chercheurs eux-mêmes. Avec l’édition de A Voz Fagueira de Oan Timor (1993, sous la direction d’Artur Marcos et Jorge Marrão, préface de Maria de Santa Cruz), ce manque de visibilité de l’auteur est partiellement comblé, étant donné que ce recueil regroupe des textes d’ouvrages antérieurs, ce qui permet une lecture transversale de l’œuvre de Fernando Sylvan.

Dans un texte à la fin de l’ouvrage, les directeurs de publication, Artur Marcos et Jorge Marrão, confirment leur souhait de diffuser l’auteur et son œuvre, d’en encourager la reconnaissance méritée :

« L’objectif principal de ce recueil de poèmes de Fernando Sylvan, que nous avons intitulé A Voz Fagueira de Oan Timor, est de permettre au public d’avoir accès à une œuvre poétique dont tous connaissent l’existence, mais dont peu auraient pu profiter, en raison de la rareté des éditions, de la diffusion restreinte ou d’autres circonstances.
Fernando Sylvan est très connu et digne d’estime : pour son parcours citoyen, entamé il y a de longues années, alors qu’au Portugal, il était difficile ou dangereux d’exprimer ouvertement son opinion ; pour l’enthousiasme avec lequel il a développé une activité importante d’animateur culturel à la tête de la Sociedade de Língua Portuguesa, en mettant en relation des personnes d’origines différentes, dédiées ou curieuses des choses de la langue lusophone. En outre, il a contribué, par sa façon d’agir, à faire en sorte que la Sociedade de Língua Portuguesa reste un espace culturel ouvert, où des personnes de disciplines, de pensées, d’étant et d’être très divers, peuvent se rencontrer et prendre la parole ; pour l’expression claire de son origine insulaire et ses revendications solidaires avec le peuple en résistance du Timor oriental ; pour ce qu’il écrit.
Toutefois, l’œuvre de Fernando Sylvan, créateur littéraire, est, dans son ensemble, peu lue/interprétée/exploitée/reconnue, en dépit de sa valeur et de son style propres, du fait que certains textes aient été largement diffusés, qu’il existe des traductions dans diverses langues (anglais, français, italien, suédois, japonais …), que des groupes culturels du Timor oriental aient porté en étendard les vers de Oan Timor (« enfant du Timor » en tetum) dans leur revendication de droit du sol, d’identité et de liberté.
A Voz Fagueira de Oan Timor est une expression de la voix vivante d’un poète profondément déterminé à chanter une certaine universalité qui va bien au-delà de la langue lusophone (…)« 

Par ailleurs, du fait de son caractère général et panoramique, cette édition permet d’avoir une vision complète, presque diachronique, de sa production poétique qui servira de corpus central à cette brève étude. Le choix de Fernando Sylvan est également lié au fait que cet écrivain représente une référence tutélaire pour une nouvelle génération d’auteurs timorais. Ils sont nombreux à le relire, le revisiter ou l’évoquer d’une manière ou d’une autre. Luís Cardoso ou « Takas », pseudonyme dont il signe certains de ses textes, au sommet de la fiction timoraise de langue portugaise, écrit, au moment de la disparition du poète, le témoignage suivant :

« Fernando Sylvan ou O Silêncio das Palavras

Après
(mais seulement après)
les coqs
combattront sans lames.

Ceci est le poème dédié à Xanana Gusmão. Fernando Sylvan était un poète pour qui les mots, mais uniquement ceux qui étaient nécessaires, devaient être dits. Le silence n’est donc pas le vide des mots. Mais le 25 décembre, alors que tous s’efforçaient de trouver les mots les plus variés pour saluer la Naissance de l’Enfant, Fernando Sylvan s’est tu. Et son corps menu s’est replié sur le poids du silence qui, cette fois, portait le poids de tous les mots.
C’est dans l’exil, dès le temps de l’enfance et après des décennies d’absence de l’île chérie, qu’il s’est construit lui-même avec des mots îles qui éclaboussaient l’océan de leur silence et de leur tourment. Il a étudié la langue portugaise et, dans ses écrits, il l’a utilisée comme « ai-suak », un levier pour fouiller jusqu’au fond des mots à la recherche de ce qui unissait toutes les langues, parmi lesquelles, celle de son enfance. Finalement, au jour de toutes les naissances, Fernando Sylvan s’est laissé tomber dans les bras de la mère de toutes les langues : le silence ou le mot muet. »

Dans une brève lecture de la poésie timoraise, étude publiée en 2000 dans la revue Lattitudes, Catherine Dumas singularise elle aussi la production de Fernando Sylvan dans le contexte timorais, en le distinguant d’auteurs tels que Xanana Gusmão ou même Ruy Cinatti. En situant la genèse de son œuvre dans le contexte d’une poétique de résistance, elle rend compte du caractère mutable et évolutif de l’écrivain, sans oublier, par exemple, les textes à la thématique amoureuse qui composent également une partie importante de sa production. Dans ce domaine spécifique, on notera en particulier la publication, en 1982, de Mulher ou o livro do teu nome (Femme ou le livre de ton nom), dont les textes oscillent entre l’exaltation de la femme, en particulier de son corps, facette inséparable de son identité, et de la réalisation amoureuse, aussi bien en termes physiques qu’émotionnels, et la tristesse due à son départ ou à la fin de la relation. Dominés par une poétique de la brièveté et de la retenue, ils reflètent, à de multiples reprises, l’éblouissement en présence de la femme aimée qui, en tant que motif amoureux, est célébrée physiquement, pour sa beauté, mais également pour le réconfort qu’elle apporte en tant que compagne. Ces textes sont tous numérotés, sans indication de titre qui les individualise. Ils semblent retracer le parcours de l’expérience amoureuse, jalonnant, comme dans une sorte de journal poétique, son évolution dans le temps, de la séduction et de la capitulation à l’abandon puis à la séparation finale.

Analysons quelques textes plus en détail :

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Je ne connais pas l’itinéraire du navire.
Je sais qu’il est parti.

Tout seul sous la pluie, sous le vent, sous le soleil, sous le froid
je suis resté à quai.

Je ne peux pas croire que tu ne reviendras jamais.

Ce poème exprime, de façon exemplaire, la douleur du départ de la femme aimée, mais aussi une certaine incrédulité face à cette réalité. Le dernier vers, qui constitue aussi une strophe, en forme de conclusion, illustre à tous les niveaux ce besoin de maintenir l’espoir et de rejeter la possibilité d’une fin définitive et radicale. La douleur du sujet poétique est également concrétisée par son ignorance de la destination de la femme aimée qui l’abandonne et le laisse seul et livré à lui-même, sur le quai. Ce dernier est, par ailleurs, le symbole de la suggestion même de l’attente. Lieu d’arrivées et de départs, il représente aussi bien le début que la fin du voyage, mais c’est toujours un lieu connoté d’attente, de solitude et d’une certaine impuissance face à la distance et à la séparation qu’un voyage impose. La durée de l’attente – ou de l’incertitude – et donc de la solitude du sujet poétique est clairement exprimée dans l’énumération qui domine le vers « tout seul sous la pluie, sous le vent, sous le soleil, sous le froid », qui suggère les changements de saison et le passage du temps. Voyons un autre texte appartenant au même cycle thématique :

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Tu habites mon corps.

Même si tu donnes une autre adresse.

Suite à la suggestion du départ dans le poème précédemment analysé, celui-ci conserve la même image de séparation et de distance entre les amants, mais en ajoutant un élément nouveau, apparemment lié à l’apaisement du sujet poétique confronté au caractère irrévocable de la situation. L’éloignement de la femme n’atténue pas l’affection ni la place qu’elle continue à occuper dans sa vie. Elle fait partie intégrante de son propre corps. Ainsi, la distance physique est, ou peut être, comblée par la permanence de sa présence. S’agissant du texte qui clôt l’ouvrage Mulher ou o livro do teu nome, son sens s’avère encore plus définitif, comme une sorte de message d’amour ultime (ou pérenne), d’autant plus qu’il paraît suggérer sa sublimation. Le titre du recueil aussi éclaire sur ce caractère central de l’univers féminin, qui devient une clef de lecture des textes, tous parcourus par ce topos (…)

De façon générale, les textes de Fernando Sylvan se distinguent par la brièveté du registre adopté, presque toujours très contenu, aussi bien au niveau du vocabulaire que du style. Même les textes les plus longs, de nature presque narrative, sont guidés par la simplicité et la clarté, ce qui aboutit presque toujours à une association soigneuse de mots. Dans un nombre considérable de poèmes, on note une construction crescendo ou en contre-expectative, où le dernier vers, qui coïncide parfois avec une strophe, est l’élément clef pour accéder au sens profond du texte. La préférence pour les formes brèves, parfois proches du haïku, souligne le culte d’une certaine modération et retenue que la structure syntaxique, également sobre, souligne. L’absence de titres, la proximité des éléments naturels et paysagers, la révélation soudaine et fugace de l’appropriation intime d’une sensation, l’intensité associée à la suggestion fragmentaire de textes très brefs, sont quelques-unes des caractéristiques qu’il emprunte à ce genre oriental. La contemplation stoïque de la réalité, le dépouillement du style et la valorisation d’une certaine dimension sensorielle qui parcourent les textes poétiques de l’auteur timorais contribuent à cette proximité avec le haïku, même s’il renonce, presque toujours, à la formulation métrique et strophique de ce genre (…)

Auteur marquant de la littérature de langue portugaise, Fernando Sylvan était une référence incontournable de la poésie timoraise. Il a ouvert la voie à un ensemble d’auteurs qui, ces dernières années, ont commencé à s’affirmer et méritent également la plus grande attention de la critique et du public.

Par Ana Margarida Ramos, de l’Université d’Aveiro (Portugal). Traduction de Patricia Houéfa Grange.

PATRICIA HOUÉFA GRANGE a traduit du portugais (Timor Leste) 9, 13 et 64, trois poèmes de FERNANDO SYLVAN à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 6 de Jentayu.

Photo © Luis Rodrigues.